Qu’est-ce qui se joue derrière les termes de communauté et de séparatisme ? Quelle est cette injonction qui invite le migrant à s’intégrer ? Comment l’idée d’un séparatisme est-elle ancienne et quels sont les effets de voisinage ? S’interroge le sociologue-démographe François Héran.
- François Héran Sociologue et professeur au collège de France
Nouvelles diffusion du 8/09/2020
Comment y a-t-il une grande course à l’entre-soi ? Quel serait le séparatisme à la française ?
François Héran, titulaire de la chaire « Migrations et société », se partage entre le Collège de France et l’animation de l’ Institut Convergences Migrations. Dans le cadre de sa série intitulée, « Intégration : constats et débats » le sociologue-démographe revient sur les différentes enquêtes qui tentent d’appréhender le thème discuté d’intégration. Depuis le début de sa série revenant sur divers travaux et approches, il se demande quels sont les faits d’observation autour de l’intégration? De quelle manière l'intégration au quotidien pourrait-elle passer par d'autres voies que la citoyenneté ?
François Héran au service de l'évolution de l’étude sociodémographique des populations
Paul-André Rosental, professeur à Sciences Po et chercheur associé à l'Ined, analyse pour l_’Encyclopaedia Universalis_ le riche parcours et les multiples expériences à l’international et en France de François Héran :
"L’élection en juin 2017 de François Héran à la chaire « Migrations et sociétés » du Collège de France couronne une trajectoire singulière dans l’histoire des sciences sociales, tout en symbolisant l’évolution d’ensemble de son domaine de recherche – l’étude sociodémographique des populations – depuis les années 1980".
Paul-André Rosental rappelle :
"La trajectoire de François Héran commence à la fin des années 1970 à la Casa de Velázquez où, marqué par l’enseignement de Pierre Bourdieu à l’École normale supérieure et celui d’Isac Chiva à l’EHESS, il consacre une thèse de troisième cycle à la grande propriété agraire andalouse depuis la fin du XVIIIe siècle (Le Bourgeois de Séville, 1990), tout en s’initiant à l’analyse statistique avec l’économiste Michelle Riboud. (…) Il conçoit et met en œuvre de grandes enquêtes (sociabilité, investissements scolaires des familles, participation électorale), dont certaines inédites, comme l’étude de l’usage et de la transmission des langues régionales ou étrangères dans les familles. Il dirige tour à tour les institutions centrales dans son domaine – la division Enquêtes et études démographiques de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) de 1993 à 1998, puis l’INED de 1999 à 2009 (…)."
"Ces expériences, conclut Paul-André Rosental, en font l’un des meilleurs connaisseurs de la statistique publique française en matière de population. Observant de l’intérieur et infléchissant la production du chiffre dans des domaines stratégiques, il refond l’enquête Famille et l’échantillon démographique permanent qui accompagnent le recensement de la population. Dans le débat sur les statistiques dites « ethniques », il plaide avec succès pour que la statistique publique puisse décrire les trajectoires migratoires sur deux générations afin d’approfondir l’analyse des inégalités et des discriminations."
L’approche interdisciplinaire se retrouve encore aujourd’hui alors que François Héran nous fait entrer dans "l’atelier" des enquêtes et qu'il nous rend compte des réflexions critiques des chercheurs sur leurs méthodes d'analyse du fait migratoire, de la question de l’intégration et de celle des séparatismes.
Vers une convergence des modèles d'intégration en Europe?
François Héran revient notamment sur les travaux de Dominique Schnapper. La sociologue fait le point dans un stimulant article intitulé L’intégration : enjeux de connaissance et de politique (publié sur le site Vie Publique en 2019) :
"Le terme d’intégration est ambigu, écrit-elle, parce qu’il appartient à la fois au langage politique et à celui de la sociologie. (...) Il convient donc de distinguer les politiques d’intégration (au sens de policy, c’est-à-dire de l’ensemble des dispositions prises pour définir et appliquer une volonté politique) et le fait sociologique du processus d’intégration. Les premières sont adoptées par tous les gouvernements européens. L’intégration au sens sociologique est, elle, évidemment problématique, c’est-à-dire qu’elle doit être l’objet de la réflexion critique et de la connaissance par la recherche. Il ne faut pas confondre l’intégration comme résultat recherché ou proclamé des politiques publiques et l’intégration en tant que processus social susceptible, comme tout autre, d’avancées différentes selon les domaines, de décalages, de retournements, d’inventions de modalités nouvelles ou de contre-tendances."
François Héran explique que la sociologue "définit l'intégration comme un rapport direct à la citoyenneté" et qu'elle a été une des premières à introduire des enquêtes empiriques européennes. Dans le même article sur l'intégration, en 2019, Dominique Schnapper montre les convergences qui interviennent entre la France, l'Allemagne et la Grande Bretagne, tout en laissant "subsister des spécificités dans les modalités de l’intégration". Ainsi écrit-elle :
"Comparés aux descendants des migrants en Angleterre et en Allemagne, par exemple, les enfants de migrants français sont les plus ignorants et les plus détachés de la culture d’origine de leurs parents, les plus totalement acculturés dans la langue et la culture locales, mais ce sont aussi ceux pour lesquels l’accès au monde du travail est le plus difficile. Leur scolarité est la plus longue et leur niveau de diplôme le plus élevé, mais leur intégration sociale, la plus problématique."
"Pour Dominique Schnapper, les exigences démocratiques et l’évolution de l’État providence conduisent tous les pays européens à mener une politique d’intégration qui s’attache à respecter les identités de chacun, tout en limitant leur expression collective dans l’espace public. Les politiques suivies par les différents gouvernements se sont rapprochées et les modèles d’intégration diffèrent désormais davantage par les discours qui les accompagnent que par les politiques effectivement appliquées par les gouvernements."
"Ce qui est frappant, poursuit François Héran, quand on lit Dominique Schnapper, c'est la conscience très vive de l'écart entre l'idéal républicain, l'idéal de l'unification républicaine et tous les obstacles qui se dressent sur la route. Ces obstacles, elle les cite constamment : le communautarisme, le particularisme, le séparatisme. Toutes ces menaces qui fragilisent le modèle républicain."
Séparatisme social et spectre communautaire
François Héran revient sur les enquêtes autour du séparatisme social. Il s'attache notamment aux "effets de voisinage", à partir des travaux d'Eric Maurin, qui a publié " Le ghetto français : enquête sur le séparatisme social". Ce dernier met en lumière une influence du voisinage et des interactions immédiates notamment sur les performances scolaires des enfants.
"Il y a fort effet de voisinage, non seulement dans les choix résidentiels, mais en plus, il y a un conformisme en quelque sorte. Il y a une influence du voisinage sur les pratiques et sur les caractéristiques d'une personne et même sur le comportement et notamment la réussite scolaire des enfants, résume François Héran. Eric Maurin montre par ailleurs que que la présence des écoles joue un rôle considérable dans la différenciation sociale (...) Il accumule ainsi des indices qui montrent que, en réalité, s'il y a des ghettos, ce ne sont pas uniquement des ghettos de pauvres. Mais en réalité, les quartiers riches sont aussi séparatistes (...) Il y a une course générale à l'entre soi. Il y a tout un ressort général de la mobilité résidentielle qui consiste essentiellement à éviter les personnes dont on ne veut pas être proches, à se rapprocher des personnes que l'on convoite."
Dans la perspective de sa série sur l'intégration au Collège de France, François Héran a été auditionné en mars 202O au Sénat dans le cadre d'une commission sur la radicalisation islamise. Le compte-rendu reprend des analyses et des rappels historiques qui figurent dans le cours d'aujourd'hui et dans le suivant. Après avoir présenté les grandes enquêtes qui étudient le séparatisme social, l'inclination pour l'entre-soi, François Héran ouvre la question du spectre du communautarisme dès l'Antiquité ou chez Napoléon.
"La hantise de la communauté, de la création de groupes allogènes difficiles à maîtriser, s'observe depuis très longtemps : il était reproché aux juifs en Alsace, à Bayonne, dans le Comtat venaissin, de vivre entre eux. À l'époque de Napoléon, les juifs étaient considérés comme des étrangers, car ils se mariaient entre eux, refusaient de manger avec les autres et ne travaillaient pas les mêmes jours que les autres. Napoléon avait eu l'idée de demander au rabbinat d'obliger les juifs à faire au moins un tiers de mariages exogames. (...) La question du mariage avec les non-juifs est celle qui a le plus divisé. Napoléon souhaitait que soit recommandé le mariage à l'extérieur de la communauté, mais des conseillers d'État lui ont résisté afin qu'il n'y ait pas de loi d'exception pour un groupe particulier. Il y eut cependant le décret infâme de 1808, qui interdit aux juifs de s'installer dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin et de commercer si le maire le souhaite. Mais la moitié des préfets a demandé des exemptions. Finalement, les juifs se sont émancipés, car on les a laissés tranquilles."
Nous gagnons le Collège de France, le 14 février 2020, pour le cours de François Héran, aujourd’hui « L’intégration, le séparatisme social et le spectre du communautarisme ».
Pour prolonger
Sur France Inter, " Mon école, ce ghetto" ? Interception, 4 septembre 2016, Reportage de Claire Chaudière : Au pays de Jules Ferry l’école est-elle toujours un lieu d’intégration sociale et culturelle ? Retour au PetitBard, à Aulnay-sous-bois et Bobigny.
- Sur France Culture
L'équipe
- Production
- Réalisation