Haïti a une histoire particulière, marquée par la 3e révolution des temps modernes, après l'Amérique et la France, rappelle Yanick Lahens. Haïti est le premier pays du sud émancipé mais à quel prix? Sa littérature exceptionnelle, à la croisée des langues, n'a "pas cessé d’écrire un rêve d’habiter".
- Yanick Lahens Romancière, écrivaine haïtienne
Comment, "à partir d'un fait historique de l'ordre de l'impensable, à savoir une révolution victorieuse, menée dès la fin du XVIIIe siècle par des hommes et des femmes transplantés d'Afrique en Amérique et réduits en esclavage, s’est mis en place une civilisation originale dont la littérature sera un élément majeur"? s’interroge l’écrivaine Yanick Lahens. A travers la littérature d’Haïti, quel éclairage peut apporter aujourd’hui au monde francophone, sinon au monde tout court l’expérience haïtienne?
Antoine Compagnon, lorsqu’il présente Yanick Lahens, qui inaugure au Collège de France, en 2019, la chaire annuelle « Mondes francophones » (créée en partenariat avec l'Agence universitaire de la francophonie) rappelle que cette écrivaine, née et vivant à Haïti, est venue "tard à l'écriture".
Elle avait déjà "une expérience approfondie de la vie haïtienne, notamment par son engagement dans les associations et les fondations culturelles et sociales. Toute son oeuvre, souligne Antoine Compagnon, est enracinée dans la terre d'Haïti, pays marqué par les failles économiques, sociales, politiques, mais aussi géologiques et climatiques. Le thème des catastrophes naturelles, historiques, politiques revient sans cesse dans ses récits. « Failles » est aussi le récit publié en 2010, après le séisme qui ravagea Haïti, « séisme qui lui a retourné les viscères".
L’écrivaine, qui a fait ses études en France, revient sur les heurts et malheurs qui ont touché Haïti, et une Histoire qui a plus que malmené les hommes et les femmes. Yanick Lahens souligne aujourd'hui :
« j’arrivais d'une île où nous avions depuis longtemps appris avec des poètes comme Anthony Phelps que si la littérature ne répare pas la violence symbolique, elle permet d'avancer têtu et les yeux clairs au milieu des ténèbres les plus denses. »
Elle revient sur le moment clé et la matrice du temps révolutionnaire :
"Haïti est le premier pays de ce Sud fabriqué par la modernité économique et politique, né des Lumières. Elle est le moule dans lequel seront coulées les relations qui s'instaurent souvent entre le Nord et le sud jusqu'à aujourd’hui".
Dans la présentation de sa chaire, Yanick Lahens rappelle :
"La révolte victorieuse des esclaves de Saint-Domingue en 1804 face à l’armée napoléonienne est un de ces savoirs essentiels à exhumer. Ce mouvement insurrectionnel était un impensé et a opéré un saut qualitatif inédit. Si la révolution américaine représente un incontestable progrès des Lumières parce qu’elle fait avancer les libertés individuelles, la pratique de l’esclavage lui survivra près d’un siècle plus tard. Si la révolution française fait avancer les droits de l’homme, la France maintient l’esclavage dans certaines contrées et renforce le processus de colonisation dans d’autres. La révolution haïtienne, elle, outrepasse le projet des Lumières en faisant avancer de manière radicale la question de l’égalité, mettant ainsi en acte une autre intelligibilité du monde."
En 1804, Haïti est devenue la première république noire libre du monde, succédant à la colonie française de Saint-Domingue, mais "l’embargo de 1804 à 1820", "une lourde dette à payer à la France" grèveront d'une "lourde hypothèque son démarrage". A cette hypothèque va s'ajouter "la mainmise du Nord sur l'économie et la politique avec la complicité des élites locales".
C’est cette histoire complexe qui permet de « comprendre, nous dit-elle, pourquoi l'urgence ne nous a jamais quittés. Et pourquoi les écrivains lui ont toujours opposé un rêve de bravade, de panache, d'habiter le monde de plein jour et de plein pied. »
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Reconnue internationalement, son oeuvre a été couronnée de nombreuses récompenses, dont le prix Femina en 2014, pour son roman Bain de lune. Yanick Lahens représente « la fécondité d'une marge » qui propose de « décoloniser les savoirs », souligne Antoine Compagnon.
Yanick Lahens s'attache au caractère exceptionnel et paradoxal de la littérature qui naît dans cet île-monde, bousculée par l'histoire et la géologie.
"Dans l’impasse qui a suivi l’indépendance d’Haïti, ces hommes et ces femmes dépossédés, déplacés, déstabilisés linguistiquement ont dit ou écrit un rêve d’habiter, démontrant par là même que la littérature commence souvent là où la parole devient impossible".
Dans sa leçon inaugurale, Yanick Lahens indique :
"face aux empêchements majeurs auxquels se heurtent les rêves haïtiens", "les écrivains comme Frankétienne nous apprendront à chevaucher les chutes pour poursuivre le voyage".
"S’il arrive que tu tombes, apprends vite à chevaucher ta chute. Que ta chute devienne ton cheval pour continuer le voyage !"
Quelle belle formule aussi par temps de pandémies et de crises mondiales en escadrille.
Cette leçon inaugurale nous donne soif de lire les oeuvres haïtiennes dans leur richesse et leur diversité.
Pour Yanick Lahens,
la littérature haïtienne qui "s’écrit aujourd’hui dans trois langues autres que le français, atteste que les langues sont appelées à cohabiter, qu’elles ne sauraient avoir qu’un unique drapeau ou qu’une seule patrie, note encore l’écrivaine".
Alors quelle "ruse de l’histoire a pu permettre au vaudou, à la langue créole et la culture populaire haïtienne, sur lesquelles le travail d'une négation d'humanité a été le plus virulent, de s’approprier des éléments de la langue et de la culture française"? s’interroge Yanick Lahens.
Et tout de suite quel lien existe-t-il entre « la Sorcière » de Jules Michelet, Haïti et l’écrivaine haïtienne?
Nous gagnons le Collège de France, le 21 mars 2019 pour la leçon inaugurale de Yanick Lahens, intitulée « Urgence(s) d'écrire, rêve(s) d’habiter »
Pour prolonger:
La leçon inaugurale de Yanick Lahens est publiée chez Fayard. Elle est également disponible en openedition.
- Yanick Lahens a notamment publié aux Editions Sabine Wespieser :
Bain de Lune, 2014
"Quel ouragan! Quel tumulte! Dans toute cette histoire, il faudra tenir compte du vent, du sel, de l’eau, et pas seulement des hommes et des femmes. Le sable a été tourné et retourné dans le plus grand désordre. On dirait une terre attendant d’être ensemencée. 'Loko' a soufflé trois jours d’affilée et a avalé le soleil. Trois longs jours. Le ciel tourne enfin en un gris de plus en plus clair. Laiteux par endroits." Yanick Lahens
Failles, 2010
"Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée en moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté." Yanick Lahens
L’Oiseau Parker dans la nuit, 2019
"De chaque côté de la route principale du petit bourg s’alignaient des maisonnettes en bois recouvertes de tôle. Elles se ressemblaient toutes, entourées de clôtures gon- dolées sur lesquelles séchait du linge. Dans les corridors, des femmes accroupies ou debout s’affairaient autour de chaudières et de cuvettes en plastique de toutes les cou- leurs. Quelques demeures en béton ornées de grillage en fer forgé semblaient surgies d’un autre âge. Mais les corri- dors et les clôtures disaient le même ennui morne des bourgs, malgré la vie qui grouillait non loin du marché et malgré l’agitation des rues". (extrait de "La Mort en Juillet", Yanick Lahens)
- Yanick Lahens note l'absence des "grands classiques haïtiens" dans l'enseignement de la littérature en France :
"Si j’étudiais Balzac, Sophocle, Rimbaud, Camus, Apollinaire, Faulkner, Dostoïevski, avec un plaisir et une curiosité jamais rassasiés, les écrits haïtiens constituèrent ce socle intime sur lequel je pouvais tenir debout, sans apitoiement sur moi-même, dans cette conversation infinie avec toutes les littératures. Je m’initiai seule au déchiffrement amoureux des grands classiques haïtiens : Frédéric Marcelin, Fernand Hibbert, René Depestre, Roussan Camille, Jacques Stephen Alexis, Jacques Roumain, Clément Magloire-Saint-Aude, Marie Vieux-Chauvet et Frankétienne. J’essayais de cerner les fondements de cette absence à la lecture de penseurs haïtiens comme Anténor Firmin, Jean Fouchard, Jean Price-Mars. Autant d’écrivains et de théoriciens que, sans doute, vous entendez citer pour la première fois, mais dont les mots en français ont construit beaucoup d’entre nous de l’autre côté de l’Atlantique."
"Haïti, littérature et vaudou" par Philippe Bernard, 2016, article publié sur le site,Saint-Malo, " Etonnants voyageurs"
- Jean Price-Mars, Ainsi parla l'Oncle, Mémoire d'encrier, réédition janvier 2021. Yanick Lahens, rappelle que "Price-Mars sera désigné à l'unanimité pour présider le premier Congrès des écrivains noirs en France 1956". Elle cite Senghor à propos de Jean Price-Mars :
"Il est des noms qui sonnent comme un manifeste. Tel me fut révélé le nom du Docteur Jean Price-Mars lorsque je l’entendis pour la première fois. […] Et je lus "Ainsi parla l’oncle" d’une traite comme l’eau à la citerne, au soir, après une longue étape dans le désert. J’étais comblé. L’oncle légitimait les raisons de ma quête".
- Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti, Lignes-Léo Scheer, 2006
Yanick Lahens revient sur les figures et de Toussaint Louverture et de Dessalines et leur influence.
Dès la fin du XVIIIe siècle, ces écrits de Toussaint Louverture et de Dessalines disent déjà cette volonté de se définir hors de tout nœud de clichés, hors de ces filets de représentations, hors du piège de toute racialisation. (...) Certaines des adresses de Toussaint comme de Dessalines ont été publiées dans des revues aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne. Dans son livre "Hegel, Haïti and Universal History", Susan Buck-Morss analyse l’ensemble des textes de Toussaint et de Dessalines qui paraissent dans la revue Minerva et s’interroge sur les rapports possibles entre ces textes et la genèse, la conceptualisation de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel. David Brion Davis, dans "The Problem of Slavery in the Age of Revolution", le souligne quelques années auparavant dans le chapitre qui a pour titre 'Toussaint Louverture et la phénoménologie de l’esprit'.'
- Marie Vieux-Chauvet : Fille d'Haïti, Zellige, 2014 ; Amour, Colère et Folie, Zellige, 2010
Yanick Lahens indique dans sa leçon inaugurale :
"On a mis du temps à reconnaître Marie Vieux-Chauvet comme une proche des poètes d’Haïti littéraire, elle qui, la première, quelques années plus tard, brisera les codes du roman traditionnel, se situera hors de la doxa politique, inaugurant le roman comme espace de la complexité. Son influence sera incontestable sur ce genre littéraire".
- Frankétienne : Dezafi, Vents d'ailleurs, 2002
Le théâtre de Frankétienne, comme son roman Dezafi l'un des premiers écrits en créole, de même que le recueil Konbèlann de Georges Castera écrit aux Etats-Unis, ont marqué plus que la recherche ininterrompue de désir d'inscription de l'écrivain dans sa communauté. Le début d'une littérarité écrite de la langue créole.
Référence musicale : extrait de "Papadanmalah" par Toto Bissainthe
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