De quelle manière le travail de quantification représente-t-il les faits sociaux et sanitaires? Qu’est-ce qui peut échapper à ce travail? Quels sont les biais, les chausse-trappes & les controverses autour des chiffres, de la canicule en 2003, aux morts du sida en Afrique du Sud? demande D. Fassin.
- Didier Fassin Anthropologue, sociologue, médecin et professeur
Nouvelle diffusion du 15 juin 2021
Médecin, sociologue et anthropologue, qui a mené ses travaux sur trois continents, titulaire de la chaire annuelle de Santé publique, en 2020-2021 au Collège de France, Didier Fassin analyse en quoi l’anthropologie peut contribuer à une meilleure compréhension de la santé publique, dans le cadre sa série, intitulée "Les mondes de la santé publique : excursions anthropologiques". Il y questionne les enjeux théoriques et épistémologiques, politiques et moraux.
Didier Fassin se demande "comment ces enjeux peuvent participer de la compréhension des sociétés contemporaines"?
Dans le cours précédent, le médecin-anthropologue a expliqué que "le saturnisme infantile", qu’il a choisi comme cas, "fil rouge" de sa série, "est l'un des plus étudiés en santé publique depuis un siècle, ayant donné lieu à une véritable industrie scientifique, notamment aux Etats-Unis". Or son histoire française est cependant "peu connue", a-t-il souligné, avant de relater comment cette maladie a pu se révéler être une "épidémie silencieuse en France", dans les années 1980-90.
Il s’agit, explique encore Didier Fassin :
"de rendre compte de sa double dimension qui vaut pour tout problème sanitaire": [d’une part], "sa construction sociale par les agents humains ou non, médecins et experts, aussi bien que dosages biologiques et tests statistiques, qui ont conduit à la reconnaissance de sa réalité, de sa gravité et de ses causes"; [et d’autre part], "sa production sociale par des phénomènes structurels mêlant l'histoire, l'économie, le droit, les politiques de peuplement et de logement qui ont abouti aux risques pesant sur la vie de jeunes enfants en raison de la présence de plomb dans leur environnement. Parce que le cas du saturnisme infantile est véritablement paradigmatique, je le traiterai avec un degré de détail qui me semble nécessaire pour en déployer les multiples dimensions."
Chiffres et santé
C’est donc le saturnisme infantile que nous retrouvons en ouverture de cours, avec la question de la critique de la notion du seuil de plombémie. Didier Fassin explique que la "reconnaissance de l'épidémie silencieuse" est à la fois "une affaire de regard" et une affaire de chiffres, valeur du seuil et donc de nombre de cas". Or ces chiffres ne sont pas stables dans le temps.
"À cet égard, note le médecin-anthropologue_, la critique la plus récente et peut-être la plus radicale porte sur l’existence même d’un seuil au-dessous duquel la plombémie serait normale"._
"Toute présence de plomb dans le sang est nocive, au moins chez l’enfant, poursuit-il_. Or, il n’existe pas de degré zéro de la présence de plomb dans l’air, l’eau, les sols, les aliments. Il n’est pas plus envisageable d’éliminer le plomb dans le sang que dans l’environnement. On ne peut qu’espérer le réduire, ce qui a du reste été fait, surtout grâce à l’interdiction de l’essence au plomb. Le taux de 50 μg/l fixé en 2015 correspond simplement, par convention, à la valeur au-dessus de laquelle la déclaration est obligatoire. Cet ultime rebondissement dans l’histoire du saturnisme infantile conduit par conséquent à récuser l’idée de seuil de toxicité et même d’effectifs d’enfants intoxiqués, puisque toute présence de plomb dans le sang comporte des risques. Pour autant, les chiffres ne disparaissent pas du nouveau paysage épidémiologique. Simplement, on pense désormais en termes de grandeur continue plutôt que de variable discrète, de gradient de risque plutôt que de probabilité de risque."_
Quelle est la longue histoire des essais randomisés et quelle est l’origine du positivisme et de certains développements contemporains du positivisme en santé publique? s'interroge Didier Fassin.
Il analyse aujourd’hui l’utilisation des statistiques, dans sa longue histoire, couplée au positivisme (positivisme du XIXe siècle et sa forme actuelle), et sa pratique contemporaine, sinon son instrumentalisation, comme dans le cas de la surmortalité maternelle en Equateur.
Lors de ses recherches, dans ce pays, sur la mortalité maternelle (i.e. "les décès de femmes survenus pendant la grossesse, au moment de l’accouchement et durant les quarante-deux jours suivants"), dans les années 1990, il constate des écarts dans les données, il se rend compte que les taux de mortalité maternelle sont majorés. Lors de son enquête, il comprend comment a pu entrer l'instrumentalisation des chiffres :
"Faire état de niveaux de mortalité maternelle élevés avait donc servi, au départ, à légitimer l’urgence de l’action en faveur de la santé des femmes et, à l’arrivée, à faire la démonstration de l’efficacité de l’intervention. La vérité du chiffre est ici à chercher moins dans le reflet de la réalité épidémiologique que dans l’expression d’une volonté politique. On peut penser, au demeurant, que cette instrumentalisation des statistiques a contribué à mobiliser des ressources humaines et matérielles et, in fine, à réduire effectivement la mortalité maternelle".
De quelle façon les chiffres produisent-ils des récits ou s’inscrivent-ils dans des récits ?
Didier Fassin ouvre la passionnante question critique (critique au sens de l’analyse des savoirs) de la façon dont les "chiffres" eux-mêmes, "produisent des récits", "racontent des histoires qui donnent à lire le monde d’une certaine façon".
"À un positivisme qui conduit à imaginer que les données sont prêtes à être colligées pour décrire le monde de manière objective et neutre, indique-t-il_, on peut en effet opposer une lecture en termes de récit dans lequel les statistiques et les probabilités, les modélisations et les projections, les tableaux et les graphiques sont des protagonistes qui influent sur la représentation de la réalité et modifient le cours de l’action. La canicule de 2003 en fournit une illustration"._
Revenant sur le récit de la canicule en France et en Europe en 2003, il rappelle les variations de chiffres autour de la surmortalité et les controverses qui les entourent. Il explique de quelle manière, ces chiffres ont pu aboutir à une "cacophonie et une vision diffractée" de cette grave crise sanitaire.
"Des urgentistes et des démographes français produisent des statistiques très éloignées de décès dus à une canicule en utilisant des méthodes distinctes de comptage", note Didier Fassin.
Il fait le constat suivant :
"La multiplication de nombres sans cohérence entre eux génère ainsi ce qu’Umberto Eco appelle un "bruit", c’est-à-dire une "perturbation de la nature du signal" qui le rend difficile à détecter ou produit une réponse opposée à celle souhaitée . Ici, le bruit des différentes statistiques qui s’entrechoquent ne permet pas de comprendre la situation et surtout de prendre des décisions pertinentes. En somme, parce qu’ils en disent trop, les chiffres ne disent rien".
"Si la confusion des chiffres et de leurs interprétations peut ne pas signifier autre chose que la faiblesse des systèmes d’information correspondants, comme c’est le cas pour la canicule de 2003, poursuit Didier Fassin, en revanche, une confrontation de ces chiffres et de leurs interprétations peut s’avérer riche de significations, devenant même une clé de lecture de la société".
Le médecin-anthropologue analyse comment dans le cas de la controverse scientifique et politique autour des données de la mortalité du sida en Afrique du Sud, l’interprétation des statistiques réveille les douleurs du passé de l'Apartheid et divisent la nation…
"Des chercheurs sud-africains interprètent de façon contradictoire un excédent de morts, les uns se référant au présent d’une épidémie, les autres mobilisant un passé de violence".
Alors que peuvent dire les chiffres ? s'interroge Didier Fassin.
En fin de cours, le médecin-anthropologue voit dans "ces chiffres incertains" une invitation "à l’exploration de vérités bien plus riches, plus profondes et plus indécises sur le monde contemporain que celles que le positivisme prétend leur faire dire". Il souligne :
Si, comme l’affirme Alain Supiot, les sociétés contemporaines sont de plus en plus gouvernées par les nombres, le triomphe annoncé du positivisme, dont la célébration des big data et la progression de l’intelligence artificielle sont le signe, appelle certainement une évaluation critique. Qu’il s’agisse de mortalité liée à la vie reproductive en Équateur, à la canicule en France ou au sida en Afrique du Sud, les statistiques ne décrivent jamais simplement le réel. Elles le construisent, l’interprètent, le manipulent. Elles le racontent. Loin de l’objectivité qu’elles prétendent avoir, elles manifestent des partis pris au sujet de ce qui est intéressant et de ce qui ne l’est pas, de ce qu’on a envie de démontrer et ce qu’on cherche à occulter. La vérité du chiffre n’est donc pas une. Elle est multiple et contradictoire.
Nous gagnons le Collège de France, le 5 mai 2021, pour le cours de Didier Fassin, Aujourd’hui "Vérité du chiffre".
Pour prolonger :
Didier Fassin donnera son dernier cours mercredi 16 juin au Collège de France sur les "lectures de la pandémie". Ce cours est ouvert au public, cout comme le jeudi 17 juin, le colloque " Vies invisibles, morts indicibles". Quelques publications de Didier Fassin
- « Les mondes de la santé publique : excursions anthropologiques » fait l’objet d’un livre aux Editions du Seuil en septembre 2021.
- Sa leçon inaugurale a été publiée sous le titre De l’inégalité des vies chez Fayard avec le Collège de France.
- Parmi ses nombreux ouvrages, rappelons, La Vie, mode d’emploi critique publié au Seuil en 2018 et en Points en 2021.
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