Doris Lessing

France Culture
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Doris Lessing vient de mourir.

On croit qu’on sait tout d’elle : elle est née en Perse, ses parents l’emmenèrent très tôt en Afrique, elle a adhéré au parti communiste anglais, elle a été féministe et anti-apartheid, elle est revenue vivre à Londres, elle a une œuvre immense et elle a eu le prix Nobel.

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Pourtant, il y a une énigme. Dans toute son aventure, il y a toujours un moment où elle a fait marche arrière par rapport à des engagements et des convictions. Ça peut parfois très bien s’expliquer. Parfois c’est un peu plus difficile à comprendre.

Prenons ses trois engagements principaux. Le communisme : elle le quitte au moment de Budapest en 56, beaucoup l’avaient fait avant, d’autres après, en gros, c’est assez justifié. Ensuite le féminisme : elle a déclaré à un moment trouvé que les féministes étaient « horribles » avec les hommes. Est-ce qu’il faut formuler les choses ainsi ? Non. Mais est-ce qu’il n’y a aucun problème de ce côté-là ? Bien sûr que si.

Le dernier point, c’est le moment où elle s’intéresse au soufisme. Elle a préfacé des auteurs soufis, elle y consacre dix ans. Le soufisme, c’est une branche de la spiritualité de l’islam. On l’associe toujours aux pratiques de danse et de musique des derviches, c’est surtout une quête intérieure, très proche du mysticisme chrétien : une manière de chercher l’union avec Dieu.

Or il ne me semble pas qu’elle le vive ainsi, qu’elle le prenne à la lettre. C’est plutôt une autre question qu’elle pose.

J’essaie de comprendre. Tout part d’une constatation, et d’une déception. Il lui semble que l’Occident a manqué quelque chose, sur trois points : dans la manière de régler la question de la justice sociale, avec le communisme, dans la manière de régler les rapports des sexes avec un féminisme « anti-hommes », dans la manière enfin de vivre les rapports avec la nature, elle a pu voir ça en retournant en Afrique, c’est un vrai désastre, et la marche même de la vie quotidienne.

Pour le plus étrange de ses livres, paru en 1971, *Descente aux enfers * , elle a mis en exergue cette phrase : « Il n’y a jamais nulle part où aller qu’en dedans ». Le livre explore la conscience d’un homme atteint d’amnésie. Il ne s’agit pas de la quête de dieu, comme chez les soufis, mais plutôt d’une attention extrême à ce monde qui est en nous, à cette puissance que nous abritons, puissance de compréhension, d’attention, aux autres, au monde et à soi.

Les livres auraient pu avoir cette fonction. Dans son discours du Nobel, elle écrit ceci : « nous possédons une mine - un trésor - de littérature, une profusion littéraire, prête à être sans cesse redécouverte par quiconque a la chance de tomber dessus ». Sans parler de l’héritage des histoires, des contes. Et les livres pouvaient ouvrir en nous cet espace, cette « autre voie » avec un « e ». Mais nous l’avons perdue : nous ne lisons plus pour apprendre à vivre mais, si nous lisons encore, pour nous informer ou nous distraire.

D’où chez elle, cette fascination, qui nous surprend, pour la mystique et ce qu’elle appelle « l’autre voie ».

> retrouvez l'article "Doris Lessing, mort d'une auteure polymorphe et engagée".