J’avais prévu de vous parler de tout à fait autre chose i, mais j’ai tout changé quand j’ai appris que nous recevions Jean Lassalle. Je voulais dire mon soutien au mouvement des professeurs des classes préparatoires, dire que je suis indignée par le procès pour élitisme qu’on leur fait - et j’y reviendrai, soyez tranquille.
Je suis de ceux pour qui la marche est une chose essentielle de l’existence. Je ne parle pas des grandes randonnées, ni forcément de traverser le désert de Gobi : je parle du sentiment qu’a le marcheur de voir le monde s’ouvrir à lui comme à nul autre moment avec une telle intensité. Et c’est même une philosophie, la marche, c’était celle de Nietzsche, il faut marcher pour penser...
Mais il y a d’abord un fait qu’on a oublié : on marchait autrefois par nécessité, ça ne posait aucun problème, les routes étaient couvertes de marcheurs de toutes sortes, marchands et colporteurs, missionnaires, pélerins, et plus généralement, une personne du peuple n’avait pas d’autre choix. Il y a des exemples étonnants. Par exemple au XVIIIème, une histoire que j’aime beaucoup. Diderot, notre cher Diderot, était né à Langres. Il vient faire ses études à Paris, et il a vite fait de dépenser ce que son père lui a donné. Il écrit à sa mère pour lui demander de l’argent, elle n’ose pas le dire à son mari, alors elle prend une petite somme sur ses économies personnelles et la confie à la bonne qui a élevé le petit Denis. Et la voilà qui part. Elle mettra trois semaines pour faire les trois cents kms de Langres à Paris. Ces choses-là n’étonnaient personne, seuls les riches avaient un cheval ou une voiture, ou pouvaient payer la voiture de poste car il y en avait déjà.
Deux siècles et demi plus tard, c’est impensable. Et ça me fait penser à une autre histoire, dont il est sorti un livre magnifique, Sur le chemin de glace .
L’auteur, c’est Werner Herzog, le cinéaste. Au milieu des années 80, Herzog va faire à pied le tour de l’Allemagne, alors divisée en deux. Il parcourt ainsi près de huit cent kilomètres pour réunir entre eux les morceaux d’un pays, dit-il qui* n’a plus de cœur.*
Mais surtout, quelques années plus tôt, en 1974, il avait déjà accompli une longue marche. Il a appris que Lotte Eisner était malade : Lotte Eisner, c’est celle qui a fondé avec Henri Langlois la cinémathèque de Paris. Elle est l’auteur d’un très beau livre L’écran démoniaque , et elle a soutenu Herzog dès ses débuts. Il se dit qu’ainsi il va la sauver, qu’il va renouer les liens de Lotte avec un monde qu’elle est en train de quitter. Il va marcher comme ça pendant trois semaines, dans des conditions très dures, il dort dans des granges, des abris bus, des ruines.
Et surtout, quand il arrive seul, à pied dans un village, les gens sont stupéfaits, ils ont peur, de leur vie ils n’ont vu arriver quelqu’un à pied dans leur village..
Je viens de relire des passages du beau livre de Werner Herzog : la marche est un parcours initiatique, la marche est une manière de se relier au monde, et aux hommes. Et d’ailleurs Lotte Eisner est morte dix ans plus tard.
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