Ca doit forcément exister - car en matière de thèse de doctorat, tout ce qui est concevable existe et même ce qui ne l’est pas - mais je ne l’ai jamais croisé. Je rêve de lire un traité un peu ambitieux sur le style de Raymond Chandler. Chandler était le plus British des écrivains de roman noir américain et il paraît que, pour un lecteur américain, cela s’entend. Cela le rendait plus sensible aux tournures spécifiquement américaines de la langue parlée, c’est pourquoi on a parfois l’impression qu’il écrit « entre guillemets », au deuxième degré . Chandler a donné ses lettres de noblesse au roman noir, au polar, ou plus précisément au hard-boiled detective novel » - le roman policier dont le héros est un dur-à-cuire. Le genre ne passait certes pas pour particulièrement noble à l’époque où il a publié ses chefs-d’œuvre, Le grand sommeil, Adieu, ma jolie, La dame du lac, Charade pour écroulés, dans les années 40 et 50. Mais c’est bien lui qui a posé les règles de base – il les avait d’ailleurs théoriséeS – d’un genre littéraire qu’il n’a pas créé, mais qui a trouvé chez lui son incarnation idéale .
Vous avez décidé de vous fondre dans ce style, jusqu’à la parodie, pour nous raconter une histoire d’aujourd’hui. Puisqu’il écrivait, je l’ai dit, au 2° degré, cela vous situe, vous-même, dans** une espèce de 3° degré** – une parodie de parodie. Vos personnages semblent tirés de Chandler – en particulier ce héro-narrateur, un privé dur-à-cuire, qui parle exactement comme Philip Marlowe . Comme Marlowe, c’est un homme rongé par une sourde colère : il a vu ce qu’il ne devait pas voir, en Afghanistan et a été révoqué de l’armée pour avoir voulu le révéler. Il y a d’ailleurs une allusion explicite à Marlowe au début du 27° chapitre : « Nul besoin d’être Philip Marlowe pour comprendre que j’étais dans le pétrin ». La progression de l’enquête semble calquée sur les canevas tortueux de Chandler. Elle progresse au fil de rencontres improbables avec des personnages qui semblent eux aussi tirés de l’œuvre de Chandler, mais transposés dans l’Amérique contemporaine. Avec, comme chez Chandler, une préférence pour les déjantés et les paumés.
Mais encore une fois, c’est surtout le style, qui évoque Chandler.
Comme lui, vous adorez l’hyperbole : « De grandes jarres bleues style Ali Baba se dressaient çà et là, assez vastes pour y faire cuire des tigres. (La dame du lac) La pièce était si vaste que je crus avoir besoin d’une voiturette de golfe pour la traverser. (Robert Littell)
Vos métaphores sont calquées sur celles de votre modèle. Là où Chandler écrit : « Le sourire s’effaça comme de l’eau sur la sable », vous écrivez : « Un sourire défraîchi s’étalait sur son visage. » (Littell).
Votre** ironie** , c’est du Chandler. Comparons : Désolée, dit la fille, je vous ai pris pour un crachoir… (Un tueur sous la pluie) « Après, vous faites demi-tour, vous retournez à votre voiture, vous prenez modèle sur l’araignée et vous disparaissez dans votre trou dans le mur » (Littell).
L’érotisme , bien sur, figure au menu des deux cartes. Echantillons :Avec cet épiphonème (trait d’esprit qui vient interrompre un récit par sa généralité) chez Chandler : « Je suis toute nue, dit-elle, quand je l’eus regardée en fumant une minute. ». « Mon Dieu, dis-je… c’est exactement ce que j’allais vous dire. Encore une seconde et je disais : je parie que vous êtes toute nue. Moi, je garde toujours mes godasses au lit, au cas où je me réveillerais avec une conscience mauvaise et où je devrais m’esquiver sans bruit. » (Le Grand sommeil). Chez Littell : « Je restai sur le mode léger. « Possédez-vous d’autres armes, en plus de l’arsenal féminin habituel ? »
Et surtout, la métalespse , ou art de faire entendre autre chose que ce que l’on dit, à l’aide du contexte, caractéristique du style de Chandler. Ainsi « le regard noir de Brody me dévisagea de haut en bas. Son colt affamé toisa mes organes essentiels. » (Le grand sommeil). « Un jour, sa voisine dj 17D s’est plainte du bruit, si bien que j’ai téléphoné à Emilio pour lui demander très poliment de bien vouloir baisser la musique. Il m’a répondu qu’il n’écoutait pas de musique. Alors je lui ai dit qu’il ferait peut-être bien d’en mettre. » (Littell)
A quoi rime un tel exercice sur le plan littéraire ? Quel plaisir éprouve-t-on à mettre ses pieds dans les traces d’un autre écrivain ? Est-ce le moyen de se débarrasser d’une obsession, d’une emprise ? Ou un jeu littéraire sur une forme ?
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