"Du pain et la liberté !"

France Culture
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Il n’est pas simple d’avoir les idées très claires sur les événements en Tunisie, en Egypte et en Algérie, et je ne vais pas le prétendre.

Je voudrais partager avec vous ce matin une découverte : le travail fait par un club d’information et de réflexion de la Région Midi-Pyrénées cofinancé par le Ministère de l’Agriculture. La Mission Agrobiosciences se présente d’ailleurs plutôt comme un centre de débats publics.

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Et surtout elle a un site qu’elle s’efforce de nourrir et (en ce moment) avec des interventions plutôt originales.

Je dis plutôt originales parce qu’elles remettent au cœur de l’interprétation des événements la question agricole et alimentaire.

C’est bien normal, spontanément on préfère les grandes épopées, le romantisme nous emporte, et c’est un peuple en lutte pour la démocratie que nous voyons en Tunisie et en Egypte. Mais les anthropologues de la ruralité et les agro-économistes, eux, rappellent une toute petite chose : n’oublions pas le pain. Oui, il est intéressant de gloser sur le rôle de Twitter et de Facebook, mais il ne faut pas oublier le prix du pain.

Emportés par l’enthousiasme à l’idée de la chute de dictateurs cacochymes, nous sous-estimons qu’en Algérie, par exemple, les émeutes ont pour premier objet la cherté des produits de première nécessité.

Quelle que soit l’issue de ce printemps arabe, la flambée des prix des denrées alimentaires aura joué un rôle crucial. Voilà ce qu’on retient des lectures sur le site de la Mission Agrobiosciences…

Pourquoi un rôle crucial ? C’est peut-être Bertrand Hervieu, l’ancien président de l’INRA, qui l’explique le mieux : dans ces pays, l’urbanisation s’est accompagnée de l’apparition d’une petite classe moyenne qui a eu la possibilité de mettre une part croissante de ses revenus dans l’alimentation. Ca a déclenché le développement de la grande distribution, ce que l’on appelé la "révolution des supermarchés".

Mais le malheur est que cette révolution des supermarchés n’a pas profité aux agricultures nationales. Au contraire, la grande distribution s’est tournée vers les marchés internationaux. Pourquoi ? Parce que ces Etats ont désinvesti l’agriculture.

On l’ignore, mais beaucoup de pays produisent moins aujourd’hui qu’au moment de l’Indépendance. Ils se nourrissent majoritairement des excédents de la production d'Europe et d’Amérique du Nord.

C’est pourquoi aux yeux des agronomes, il n’y avait rien de surprenant à l’éclatement de ces révoltes : 2010 a vu certains prix agricoles littéralement s’envoler, et pas les moindres : le sucre, les céréales et les oléagineux. L’indice mondial des prix de la FAO (calculé pour un panier de 55 produits alimentaires) a même « battu » le record de juin 2008…En 2008, c’était une trentaine de pays qui avaient été touchées par des émeutes de la faim. A tel point qu’en Egypte, au mois de mars, Hosni Moubarak avait demandé à l’armée de distribuer du pain afin de remédier aux pénuries.

Prenez la Tunisie: du temps des Romains, elle servait de grenier à blé pour toute la Méditerranée. Mais l'Etat a préféré investir dans le tourisme dès que l'on s'enfonce dans l'intérieur des terres, il n'y a plus rien. Avec pour conséquence, que les petits paysans chassés de leur terres ont alimenté l’exode vers les villes : ce sont ceux-là, ces petits paysans, qui sont aujourd’hui demandeurs de logements et d’emplois et qui, faute de réponse, manifestent violemment. Ou bien s’immolent.

Bien sûr, jusqu’alors les politiques de subvention aux produits de base avaient permis en partie de résoudre la question de l’accès à la nourriture pour les plus pauvres. Afin d'adoucir les prix de la vie quotidienne, l'Egypte dépense, chaque année, 7% de son Produit intérieur brut (PIB) sous forme de subventions déguisées qui concernent l'alimentation et l'essence…

Aujourd’hui ce sont tous ces artifices que la crise alimentaire fait craquer. Sera-t-elle la meilleure alliée des forces démocratiques au Sud ?

En tout cas, comme on peut le lire sur Médiapart, les capitales du monde arabe sont conscientes du danger. Toute la région renforce à toute vitesse ses réserves de céréales. Parmi les mesures les plus spectaculaires, le Maroc a lancé à la mi-janvier un appel d'offres pour l'achat de 255.000 tonnes de céréales. L'Algérie aurait déjà acquis, depuis le 1er janvier, un million de tonnes de blé. L'Egypte, elle, a acheté ces six derniers mois l'équivalent du volume importé sur l'ensemble de l'année précédente...

Le pain, toujours le pain…

Un dernier petit enseignement glané sur la Mission Agrobiosciences : selon Omar Bessaoud, enseignant-chercheur à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier, c’est l’Egypte qui donne le « la ». Tant qu’elle ne bouge pas, pas de raison de croire à un bouleversement majeur dans la région. C’est vrai historiquement, ça l’est du point de vue des idées aussi. C’est la première à avoir basculé avec Sadate. Et c’est elle qui a tracé la matrice des politiques libérales. Suivra-t-elle maintenant le chemin de la démocratie ?

Les émeutiers de 1789 criaient-ils la « liberté » ? Non ! Ils criaient « Du pain et la liberté ». N’oublions jamais le pain et souhaitons un départ rapide au boulanger, à la boulangère et au petit mitron !