L'échec de la marche des beurs

France Culture
Publicité

Il faut toujours se souvenir des avertissements du regretté Philippe Muray, lorsqu’on parle de commémoration : notre contemporain, homo festivus, qui tend à remplacer les évènements (historiques) par de l’évènementiel ,** et la culture (authentique) par du culturel , commémore les grandes dates de son héritage surtout pour se débarrasser des questions que ce passé risquerait de lui poser aujourd’hui.

Ainsi, on peut voir un bien mauvais signe pour le débat sur l’intégration des immigrés dans le fait que notre gouvernement annonce avoir débloqué **455 000 euros, destinés à financer 70 « actions commémoratives » ** de la marche des beurs de 1983. Ce n’est pas la première fois qu’un pouvoir en place cherche à récupérer la mémoire de l’évènement pour n’en rien retenir : en 2003, c’était Jean-Pierre Raffarin , le premier ministre de l’époque, qui avait, lui aussi, organisé une cérémonie du souvenir, en recevant à Matignon, une centaine de personnalités issues de l’immigration, mais bien intégrées dans la société française – avocats, médecins, hauts fonctionnaires. Comme pour démontrer que le plafond de verre qui bloque la promotion sociale des enfants d’immigrés d’Afrique et du Maghreb avait enfin cédé… Si seulement !

Publicité

Aujourd’hui, on convient que la Marche, si elle a été un succès, sur le moment – 100 000 personnes à Paris, le 10 décembre, pour accueillir les marcheurs, partis de Marseille, le 15 octobre, s’est traduite par un échec.

Echec pour cause de récupération politicienne : reçus en grande pompe par François Mitterrand, à l’Elysée, les initiateurs ont eu le sentiment d’avoir été dépossédés de leur aventure par un président qui avait du mal à négocier le virage de la rigueur d’avoir été instrumentalisés par un parti qui, renonçant de facto au socialisme, se cherchait déjà alors une idéologie de rechange et a cru l’avoir trouvée dans l’antiracisme.

Echec, parce que l’exigence républicaine d’égalité , que portait le mouvement de 1983 s’est mué, chez d’autres récupérateurs, en une revendication de différence – portée par des islamistes qui refusent la République laïque et impie.

Echec, parce qu’une partie de la gauche a, elle aussi, troqué l’idéal de laïcité et d’universalité qui était le sien depuis les Lumières du XVIII° siècle, contre celui du communautarisme multiculturaliste qui en est la négation. On peut interpréter comme un signe décourageant, la mise en sommeil par le gouvernement du Haut conseil à l’intégration la nouvelle doctrine au pouvoir est que l’intégration constitue un niveau d’exigence inacceptable et qu’il faudrait se contenter d’une vague « inclusion ». Dans les faits, progresse l’idée communautariste, qui est celle d’un développement séparé , régulé vaille que vaille par une politique d’accommodements raisonnables à la canadienne. Au lieu de combattre le « repli identitaire, accompagné d’un violent retour aux sources culturelles » - j’emprunte ce constat à Malika Sorel - on s’en accommode, ou même on l’accompagne.

Les revendications religieuses sont plus faciles à satisfaire que les revendications sociales…. Constat fait par une partie de la droite , dorénavant tentée par cette « laïcité ouverte », au nom de laquelle des élus concèdent le maintien de l’ordre, dans certains quartiers, à des associations qu’ils financent en contrepartie….

Echec enfin, parce que le relais n’a pas été transmis aux générations suivantes , comme le déplorent les marcheurs de 1983. La marche des beurs aurait dû être le point de départ d’un mouvement social mobilisant, pour l’égalité, l’ensemble des citoyens de ce pays. Elle avorte d’une montée des revendications communautaristes, portée par un discours de victimisation, qui déclenche, en face, une tentation symétrique de repli sur sa propre identité – l’identité autochtone, qui n’est pas moins légitime.

Est-il seulement possible de renouer avec l’idéal d’intégration civique, laïque et républicain, qui était celui de la marche des beurs de 1983, alors que le paysage intellectuel et social a été tellement bouleversé depuis ? Faut-il alors y renoncer, pour s’aligner franchement sur le modèle multiculturaliste à l’anglo-saxonne ? Un modèle dans lequel on se tolère mutuellement mais où les échanges entre communautés closes sur elles-mêmes restent a minima, régulés par les lois du marché et du droit un modèle où l’individu doit, pour être reconnu et exister, se soumettre à son groupe d’appartenance, ** faire preuve de conformisme, quels que soient ses espoirs personnels d’émancipation** ….