Il n'y a pas plus de fatalité historique que de "lois de l'histoire".
« L’avenir jugera notre temps comme nous jugeons le passé, et verra des conséquences rigoureuses où nous sommes tentés de ne voir que des volontés individuelles et des rencontres de hasard. » Ainsi parlait Renan dans La réforme intellectuelle et morale, ce livre écrit à chaud, sous le coup de l’effondrement de la France. Nous étions en 1870 et nous avions été vaincus, une première fois par l’Allemagne en cours d’unification (p. 188) Il s’agissait, pour Renan, de montrer que la défaite militaire, inconcevable pour une opinion abusée, résultait de causes multiples ; et de tenter de les établir, à la manière d’un médecin posant diagnostique sur une nation malade, afin d’encourager ses compatriotes à se corriger.
Je ne veux pas discuter de cette ordonnance, même si elle conserve, hélas, une certaine actualité... Mais sur le fond Renan avait raison. Il existe assurément, en histoire, des nécessités intrinsèques. Non pas, une causalité unique, mais un faisceau de causes. Albert Thibaudet le confirme, d’une courte sentence, un demi-siècle plus tard, dans La République des professeurs : « C’est quand les choses sont arrivées qu’on voit combien elles étaient faciles à prévoir. » ( p. 109)
Certes, rien n’arrive vraiment par hasard. Avant de survenir, les évènements historiques mûrissent. Des situations se mettent en place de manière très progressive avant de connaître un dénouement qui ne paraît inéluctable que lorsqu’il se produit. Des ombres apparaissent sur les tableaux qui demeurent longtemps inaperçues de la plupart. Ultérieurement, on réalise qu’il s’agissait de l’acteur principal de la scène suivante. Nouvelle citation : « Il y a toujours des vérités diaphanes que notre regard traverse, jusqu’au jour où elles se solidifient et s’insèrent dans le paysage », écrivait Edgar Morin dans son Autocritique. (p. 204)
C’est pourquoi le travail de l’historien n’est ni celui du simple journaliste ni celui du mémorialiste. Ceux-ci se contentent d’établir les faits et de les mettre en récit – ce qui n’est pas rien. A celui-là, la tâche, autrement plus exigeante, de les situer sur un horizon de sens et d’en évaluer l’importance relative. Mais pourquoi faut-il qu’il succombe si souvent à ce que Raymond Aron appelait « l’illusion rétrospective de nécessité » ? Pourquoi tant d’historiens inclinent-ils, comme il l’écrivait, « à tenir le passé pour fatal et l’avenir pour indéterminé » ?
Il n’y a pas de fatalité en histoire. Dans son déroulement, on constate autant de causalité que de contingence. En outre, des renversements de stratégie peuvent détourner le cours des choses humaines, contrairement à celui des phénomènes physiques. C’est que la conscience que nous prenons des événements qui nous affectent influent sur la manière dont nous agissons dans le cadre de situations données.
L’histoire n’est pas écrite d’avance. Il n’y a pas plus de Providence divine que de lois implacables du développement historique. C’est pourquoi, Marx, qui croyait avoir établi ce genre de « lois de l’histoire », mais dont toutes les prévisions qu’il en a tirées se sont révélées inexactes, ne nous est pas d’une grande utilité pour penser notre situation historique. Cela fait un siècle et demi qu’on dénonce les « contradictions internes du capitalisme » et qu’on décrit chaque crise comme terminale…
De même, « le jugement de l’histoire » à la manière hégelienne, est une imposture. Ceux-là même qui y adhèrent doivent reconnaître que l’histoire n’a jamais dit son dernier mot. En outre, comme disait Lessing, « la victoire est un résultat, pas une preuve. » Il n'y a pas plus de moralité aux victoires qu'aux défaites. Et le progrès de la liberté n'a, hélas, rien d'inéluctable.
Alors, oui, nous avons besoin, plus que jamais, d’intelligibilité, de personnes qui savent discerner les ombres du tableau. Pour nous y aider, paraissent presque simultanément ces jours-ci trois recueils. Le Hors-Série « Trente ans de débats » du Monde, en collaboration avec notre chaîne, France Culture. Conversations françaises, recueil de débats organisés par Le FigaroVox et édités par les éditions du Cerf. Et Le malaise français. Comprendre les blocages d’un pays, recueil de textes parus dans l’hebdomadaire Le 1. Tous trois indispensables dans votre valise, cet été.
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