La société de défiance

France Culture
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Pourquoi les Français ne se font-ils pas confiance ? Pourquoi se méfient-ils autant de leurs voisins que des politiciens, de la Justice, ou des médias ? Et surtout quelles sont les conséquences pour notre capacité à faire société et à dégeler notre économie ?

Dans une étude devenue classique de 2007, « La société de défiance, comment le modèle social français s’autodétruit », les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc pointaient le rapport étroit entre défiance et incivisme . La France, selon un sondage du World Values Survey est le pays où la plus forte proportion de personnes interrogées ne trouvaient « pas injustifiables de réclamer indûment des aides publiques ». Et c’est aussi l’un des trois pays où la méfiance envers les autres et les institutions est la plus élevée.

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Explication : dans une société où chacun soupçonne son voisin de tirer avantage du système, chercher à en faire autant n’apparaît pas comme fautif. Quand les règles passent pour universellement tournées, ceux qui les respectent se sentent floués . Quand les simples citoyens apprennent qu’un député, voire un ministre, ne paye pas ses impôts, ils sont incités à frauder eux-mêmes. Le niveau élevé de la fraude, fiscale et sociale, dans notre pays, qui contraste avec la vertu des Scandinaves, pourtant bien taxés, eux aussi, s’explique de cette manière.

Or leurs Etats-providences sont universalistes et transparents , alors que le nôtre est corporatiste et étatisé . Corporatiste, parce que les droits sociaux y dépendent du statut ou de la profession exercée. Ce qui tend à segmenter les relations sociales et à isoler les groupes socio-professionnels, en les montant les uns contre les autres. Etatiste, dans la mesure où l’arbitrage de l’Etat est réclamé en permanence par des acteurs sociaux incapables de s’entendre entre eux.

Dans son essai de 1995, La société de confiance, Alain Peyrefitte montrait le rôle joué par la confiance dans le développement des Pays-Bas aux XVI° et XVII° siècles, de l’Angleterre aux XVIII° et XX°. Il l’expliquait par un facteur culturel : le rôle joué par le protestantisme, qui autorise le prêt à intérêt parce qu’il considère l’argent comme un moyen. Dans le calvinisme, en outre, l’échange commercial est réputé positif , alors que le catholicisme a longtemps considéré l’économie comme un « jeu à somme nulle », où l’une des parties est nécessairement lésée dans toute transaction. Le premier regarde favorablement la diffusion des techniques nouvelles, tandis que les pays comme la France d’Ancien régime encadrait strictement le développement économique - pour le plus grand bénéfice des situations acquises. Déjà, se manifestait la méfiance de l’Etat envers la société civile , la manie réglementaire, la course aux aides publiques qui dispensent de la recherche et de l’innovation technique.

Algan et Cahuc, eux, réfutent la thèse culturaliste, celle d’un « atavisme national ». Ils font observer que le niveau de confiance au sein de la société française était élevé avant la guerre, mais qu’il s’est régulièrement dégradé depuis. Dans un ouvrage publié plus récemment, en compagnie d’André Zylberberg, La fabrique de la défiance et comment s’en sortir , Algan et Cahuc pointent aussi du doigt l’**obsession française pour les classements et les hiérarchies ** et la « fragmentation horizontale » qui en découle, « chaque groupe professionnel essayant de tirer au mieux parti du bien public ». Notre société est stratifiée, cloisonnée. En outre, le territoire est devenu une mosaïque sous l’effet des « stratégies d’évitement » décrites par Eric Maurin.

Plus grandit la méfiance réciproque, plus les situations tendent à se figer. Alain Peyrefitte écrivait : « la société de défiance est une société frileuse, une société où la vie commune est un jeu à somme nulle (si tu gagnes, je perds) société propice à la lutte des classes, au mal-vivre national et international, à l’enfermement, à l’agressivité de la surveillance mutuelle. La société de confiance, au contraire, est une société en expansion gagnant-gagnant (si tu gagnes, je gagne) , une société de solidarité, de projet commun, d’ouverture et d’échange. »

C’est assez probable, mais comment passe-t-on de l’une à l’autre ?

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