Il était une fois une jeune femme indienne. La jeune femme se pend. Ce n’est pas un conte de fées. Nous sommes en 1926. Sa famille et ses proches expliquent le suicide par une relation amoureuse illégitime. On l'incombe à la tradition du sati, rituel selon lequel les veuves accompagnent leur mari dans la mort en se jetant dans les flammes du bûcher funéraire.
Plus de 60 plus tard, une autre femme fait une enquête et découvre la raison de cet acte désespéré : pas d'affaires sentimentales, la jeune femme avait en réalité échoué à assassiner un responsable politique. Son suicide était un message de révolte, de protestation politique, un message radical qui resta totalement incompris.
De ce contresens, cette autre femme, plus proche de nous, tire une interrogation forte : les subalternes (subalterne, comme cette jeune femme indienne dans une société traditionnelle) peuvent-elles parler ? Et sa réponse est négative. Personne n'a pu entendre le message de la jeune femme. Elle avait beau avoir laissé une lettre à sa sœur dans laquelle elle expliquait les raisons de son geste, personne ne fut capable de l'entendre. Personne ne fut capable de le traduire.
Cette découverte est le point de départ de la réflexion de Gayatri Spivak. Gayatri Spivak est méconnue en France, mais elle est une star sur les campus américain, elle enseigne à Columbia depuis vingt ans. Née en Inde en 1942, marquée par la pensée marxiste, et adepte de la déconstruction « derridienne », elle s'est imposée comme l'une des figures de proue du mouvement des *subaltern studies. * Si je vous dis qu'elle se définit comme une « marxiste féministe déconstructionniste pratique » je vais vous effrayer, ou vous faire sourire, mais c'est comme ça : ce genre de syntagme est tout à fait typique de la vie intellectuelle américaine.
En tout cas, Gayatri Spivak mérite qu'on la connaisse un peu mieux. Philosophie magazine l'a rencontrée : on trouve dans le numéro d'avril un long entretien qui est une bonne introduction à son œuvre et plus largement à la notion de subalterne qu'elle s'emploie à définir.
Les subalternes, ce sont, comme dans cette histoire de jeune femme indienne, ceux qui dans l'histoire officielle n'ont jamais le droit à la parole. Le terme a été repris à Gramsci. Les subalternes sont les ignorés de l'histoire officielle. Ceux qui occupent une position sans identité.
Autour de cette notion, des chercheurs indiens ont entrepris un énorme chantier intellectuel. Qu'on a appelé précisément les subaltern studies . Leurs travaux émergent dans les années 80. Ils partent d'un constat : l'histoire de l'Inde à disposition, qu’elle soit impérialiste, nationaliste ou marxiste, tend à réduire les classes "subalternes" à une simple masse de manœuvre manipulée par des cadres issus d’autres couches sociales ou politiquement plus "avancés" qu’elle. L'écriture de cette histoire occultait l’autonomie de pensée et d’action du peuple, excluait hors de son analyse toutes les franges de la population qui ne correspondaient pas aux catégories politiques habituellement employées. On ne reconnaissait alors que les classes sociales constituées comme prolétaires, explique par exemple Gayatri Spivak.
Il s'est agi alors de faire un énorme travail sur les archives coloniales, pour lire entre les lignes, et pour tenter d'extraire la pensée des subalternes. Avec toujours cette idée, centrale, de donner la parole à ceux qui ne l'ont pas eue non seulement leur donner la parole, mais les faire accéder à une existence historique. Onze volumes sur l'histoire de l'Inde moderne, dont le dernier a été publié il y a une dizaine d'années, sont issus de cette entreprise colossale.
Aujourd'hui, les subaltern studies restent un symbole fort de la réappropriation militante par les intellectuels des pays du Sud de l’histoire du passé colonial de leurs peuples. Je passe, par manque de temps, sur les dérives, les controverses, que ce renouvellement théorique n'a pas manqué de susciter pour terminer avec cette jeune femme qui s'est suicidé.
Dans l'entretien qu'elle donne à Philosophie Magazine , Gayatri Spivak fait un rapprochement entre ce suicide condamné au contresens et une autre geste désespéré, d'un autre subalterne, mais qui, lui, a eu la chance qu’être entendu : Mohammed Bouazizi. Il était une fois un jeune homme tunisien. Le jeune homme s'immole. Nous sommes en 2011. Et c'est la révolution.
L'équipe
- Production