Méfiance justifiée des Français envers l'argent

France Culture
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On explique habituellement la méfiance des Français envers l’argent par trois facteurs : le vieux fond rural d’un pays marqué par la culture paysanne, l’héritage catholique et l’influence du marxisme. La** vieille culture paysanne** se méfiait des banques, des chèques – et même, longtemps, des billets. On cachait ses économies sous une pile de draps, plus tard, à la caisse d’épargne. L’idée qu’un capital puisse rapporter des intérêts, lorsqu’il est investi, passait mal dans un pays très largement catholique : le Royaume des Cieux est promis aux pauvres. Pour les riches, les conditions d’accès sont beaucoup plus restrictives. Enfin, le marxisme , dont on a souvent fait remarquer que la greffe avait mieux pris sur le fond catholique que protestant – ce qui reste à démontrer.

Pour fonder cette thèse, on s’appuie généralement sur une lecture superficielle de la thèse de Max Weber « l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme », selon laquelle la richesse constituerait, aux yeux du puritain, la confirmation de son élection par le Créateur . Mais il n’est pas difficile de soutenir l’hypothèse inverse : la doctrine catholique du « Salut par les œuvres » paraît autrement plus favorable à l’activité économique que celle de la prédestination. Mais passons. Il faut ajouter l’esprit républicain, d’inspiration rousseauiste, pour lequel l’idéal d’égalité politique suppose que les différences de fortunes demeurent limitées et surtout qu’il n’y ait pas de pauvres dans la Répubmlique, car ceux-ci risquent de tomber dans des formes d’asservissement.

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Personnellement, j’aurais tendance à penser que la méfiance des Français envers l’argent est pleinement justifiée justifiée par leur expérience historique au coursdu XX° siècle. Comme l’a établi l’historien Antoine Prost , « le XX° siècle a été le siècle de l’inflation ». Je cite : « De 1914 à la stabilisation de 1928, le franc a perdu les quatre cinquièmes de sa valeur. De 1928 à 1940, sa chute a été encore de moitié. L’inflation a repris sur un rythme sans précédent pendant la guerre : les prix ont été multipliés par treize de 1944 à 1949, puis encore par quatre de 1972 à 1989. Aucune époque de notre histoire n’a connu semblable déroute monétaire. (…) Conséquence : les placements de bon père de famille, qui assuraient au XIX° siècle, la sécurité des patrimoines, se révélèrent désastreux. » (La France d’un siècle à l’autre) Ce qui explique pourquoi les Français placent dorénavant leur argent dans la pierre . Vous avez remarqué que le capital de nos ministres est investi en maisons et appartements, et non pas en actions d’entreprises, créatrices d’emplois…

L’argent, montrait le grand sociologue allemand Georg Simmel , dans sa Philosophie de l’argent, n’a pas de valeur intrinsèque. C’est une institution sociale, un outil qui permet à l’individu de poursuivre ses buts personnels, de manière interactive. Il dépersonnalise les relations interindividuelles – ce qui permet une forme d’émancipation par rapport aux anciennes formes de dépendance. En tant qu’équivalent général , il prétend mesurer la valeur de toute chose. Mais comme le dit Michael Sandel , qui vient de publier un livre au titre éloquent : « What Money Can’t Buy : The moral limits of markets », « les économistes connaissent le prix de tout, mais la valeur de rien . » Sa valeur est basée sur la confiance : derrière tout échange d’argent, il y a un tiers qui se porte garant de la valeur de la monnaie dans laquelle se fait l’échange.

Nous autres, Français, avons été habitués par un Etat imprévoyant et racketteur et ce depuis des générations, à voir fondre la valeur de nos épargnes, accumulées parfois durant des vies entières. Aujourd’hui, la BCE veille sur la valeur de l’euro, mais nous en faisons reproche aux Allemands…

On a dit, dans les années Mitterrand, que les Français s’étaient réconciliés avec l’argent. Hé bien le spectacle peu ragoûtant, offert, avant la crise de 2008, par les traders et autres aigrefins, acharnés à « **se goinfrer ** » dans une atmosphère de fin du monde, aura contribué à nous faire retomber en arrière. Si l’argent est redevenu suspect, il y a à cela de bonnes raisons.