Dans sa contribution aux Lieux de mémoire de Pierre Nora, Alain Rey s’était intéressé aux dictionnaires étudiés sous l’angle de la métaphore du « trésor ». Thesaurus des philologues, devenus « trésors de la langue française ». Thesaurus de Roberts Estienne au XVI° siècle, Trésor de recherches et antiquitez gauloises et françoises de Pierre Borel au XVII°. Le premier est en fait une espèce de dictionnaire latin-français, mais il nous renseigne sur **l’état de notre langue à l’époque de la Renaissance. **
A partir du XVII°, avec les dictionnaires Trévoux ou celui de l’Académie française, achevé en 1694, la langue n’est plus conçue comme un trésor, mais comme fixée . Il s’agit de** guides de l’expression juste** .
Je saute jusqu’au Littré, dont Alain Rey résumait bien l’ambition en écrivant qu’avec lui « s’incarne la réconciliation de la science et du poétique, précisément de Renan et de Mallarmé. »
Après lui, les dictionnaires ont une visée pragmatique : bien nommer les choses . L’histoire du lexique devient une affaire de spécialistes. Seuls, les lettrés conservent, parce qu’ils ont étudié le latin,** le sentiment étymologique** et se font une idée des strates successives qui se cachent derrière les mots qu’ils disent ou qu’ils écrivent. De nos jours, alors que le latin a à peu près disparu de notre enseignement secondaire, avec l’ancien français, que la philologie a été écrasée par la linguistique dans les départements d’étude littéraire, nous usons d’une langue dont les développements nous sont aussi inconnus que l’usage des statues de l’île de Pâques.
Aussi sommes-nous inconscients des sens multiples qui continuent à s’agiter sous les mots dont nous usons . Bien des allusions, faites délibérément par nos grands écrivains, qui n’étaient pas si naïfs, nous demeurent étrangères. On peut le regretter, mais c’est ainsi : l’idéologie de l’époque est l’utilitarisme. La langue, comme tout le reste, doit servir. Ce n’est qu’un outil de communication. Les vastes dépôts de mémoire qu’elle contient ne nous intéressent pas. Il n’y a plus de « trésor ». Notre rapport à la langue est désenchanté.
J’ai eu l’idée d’aller consulter un très vieux livre, disponible sur le site Gallica, l’histoire de la langue française de Ferdinand Brunot, parce qu’il est cité aussi par Alain Rey. Puisqu’il est, ce matin, question d’emprunts, j’ai consulté en particulier le chapitre X, qui comporte quelques indications sur ce que le français doit à diverses langues.
Je vous livre en pâture quelques découvertes, sans avoir vérifié l’exactitude des emprunts avoués par l’historien vosgien de la langue française. Au provençal , considéré donc comme une langue étrangère, nous devons de bien jolis mots : abeille, aubade, ballade, bourgade, cabane, cabri, canne, cape, cigale, escargot, estrade, goudron, muscade, représailles, salade, soubresaut, tocsin. A l’italien , bien des mots concernant les armes et la guerre, comme arquebuse, arsenal, bastion, brigade, canon, escadre, fracas et furie, galère, ligue, partisan, soldat, sentinellle… D’autres de connotation plus pacifique, comme cape, catacombe, comité, golfe, matelas, porcelaine, chicorée, citadin, crédit, estampe, lavande, magasin, médaille, moustache, perruque, pilote, poste, régal, tribune…
«** Les langues germaniques** fournissent bien peu de choses pendant cette période », écrit Ferdinand Brunot, qui n’avait pas oublié l’Alsace et la Lorraine… Il cite blocus, boulevard, crèche, écrevisse, flasque, hallebarde, lansquenet et rosse.
Aujourd’hui, au contraire, la mode est à faire largement crédit de ce que nous sommes aux « estrangers ». La Semaine de la langue française nous demande d’ailleurs de nous intéresser aux « mots venus d’ailleurs ». Selon vous, Henriette Walter, sur les 35 000 mots d’usage courant, que nous utilisons, 13 % sont « d’origine étrangère » , dont 25 % proviennent de l’anglais. Trop cool ! Jusqu’au XIV° siècle, on parlait français à la cour des rois d’Angleterre. Et, au XVIII° encore, le roi de Prusse Frédéric II, qui jugeait l’allemand « à demi-barbare », s’exprimait et écrivait en français.
Le français est-il en progression ou en repli dans le monde ?
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