Oui, pourquoi des philosophes ?

France Culture
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"Le moment est donc venu, semble-t-il, de proposer l'abandon du mot philosophie, qui ne renvoie à aucun domaine déterminé et ne sert plus guère que d'épouvantail destiné à impressionner les "littéraires" et, devant toute tentative de rebellion de leur part, à les remettre, si j'ose dire, à la raison. Ce qui existe, ce n'est pas "la" philosophie, c'est un certain nombre de livres, écrits par des gens plus ou moins compétents sur les sujets les plus variés. En principe, ces gens réfléchissent, cherchent à appuyer ce qu'ils disent sur des arguments et à donner à leurs écrits l'intérêt le plus général possible. Il leur est permis, pour cela, de forger un certain vocabulaire, à condition que ce soit pour gagner de la précision et non pour en perdre. Si ces conditions sont remplies, on pourra alors dire parfois, avec beaucoup de prudence, que tel ou tel livre a une valeur "philosophique". Mais ce sera parce que ces conditions sont remplies, et non par participation magique à un inconditionné, à une hypostase, qui serait LA philosophie. Or les philosophes de notre temps restent plus ou moins consciemment fidèles à cet idéal médiéval, à cette notion implicitement religieuse de leur rôle, et ils appellent philosophie ce rêve d'une discipline rectrice, qui serait à la fois science et sagesse, connaissance de l'absolu et principe hiérarchisant des autres connaissances, et qui tiendraient d'elle leur signification ultime. La philosophie de notre époque est une tendance désespérée pour dissimuler, et se dissimuler, la désagrégation de cette conception.

Voilà ce qu’écrivait Jean-François Revel , qui était du métier – ce normalien était agrégé de philo – dans un livre qui fit scandale, en 1957, « Pourquoi des philosophes ? » Il faut se replacer dans le contexte de l’époque, se souvenir du magistère qu’exerçait Sartre sur le Paris intellectuel, et l’influence qu’avait, hors de nos frontières, ce qui s’y écrivait, pour mieux saisir l’exaspération qui guidait la plume de Revel.

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Mais la question qu’il posait alors, comme un défi, peut fort bien être réexaminée à nouveaux frais un demi-siècle plus tard. Oui, après tout, pourquoi des philosophes ?

Donner du sens à la succession des évènements qui défilent sur nos écrans ? Mais nous avons pour cela des experts qui, chacun dans leur spécialité, sont capables de situer le fait dans son contexte et ainsi, de l’interpréter. Pointer les dysfonctionnements de la société, indiquer des remèdes aux maux qui qui persistent à empêcher son épanouissement ? Toute une ingénierie sociale s’active désormais pour nous garantir, sinon le bonheur, du moins la sécurité, la continuité de nos moyens d’existence, la garantie de droits toujours plus nombreux. La critique et la surveillance morale des préposés à l’exercice du pouvoir ? C’est devenu la grande affaire des médias, depuis qu’ils se sont posés en rival et censeur du politique. Quant à l’unification des savoirs du temps dans une théorie globale qui les surplombe et en rende compte, personne ne s’y risque plus à présent : il y a bien trop à savoir et l’époque des doctrines est passé. Ce qui reste de la philosophie critique s’épuise dans la « déconstruction » de ce qui s’est déjà pensé et frôle le nihilisme. Les philosophies de la connaissance ou du sujet sont à la remorque des sciences cognitives. Même l’histoire de la philosophie, qui se survivait tant bien que mal, au cours des dernières décennies, a été annexée par les historiens des idées.

Alors, je vous pose la question, Cynthia Fleury, parce que vous êtes philosophe : pourquoi des philosophes ?