Les Incipits de Mathias Enard

En matière d'incipit, on doit le plus bref, le plus suggestif, celui qui vous ouvre le plus grand voyage en relation à son nombre de mots limité, à Blaise Cendrars, l’homme à la main coupée, l’aventurier des mots et des lointains. Cette phrase parfaite, l’incipit du "Lotissement du ciel".

Les Mémoires les plus célèbres du XXe siècle sont une fiction historique, sous forme de lettre adressée à Marc Aurèle, le fils de l'empereur romain Hadrien. Publiés par Marguerite Yourcenar en 1951, "Les Mémoires d’Hadrien" connaissent aujourd’hui encore un immense succès.

C'est un incroyable incipit – presque une nouvelle – qui ouvre l’avant-propos des Antimémoires d’André Malraux et dévoile la forme que l’auteur de "L’Espoir" va utiliser pour explorer ces territoires autobiographiques : la forme du récit, c’est-à-dire de la fiction.

S'il faut une certaine prétention à écrire ses Mémoires, il en faut plus encore pour imaginer qu’elles seront lues. Les plus célèbres d'entre eux sans doute, les "Mémoires d’outre-tombe" de François-René de Chateaubriand ne brillent pas précisément par l'humilité de leur auteur.

Intitulés "L’histoire de ma vie", les Mémoires de Casanova sont l'un des livres les plus divertissants et instructifs de tous les temps. Un chef d’œuvre dont la dimension érotique, scandaleuse pour l'époque et qui lui a valu sa postérité, n'est pourtant pas la plus importante.

Comment débuter ses Mémoires avec la noblesse qui convient à ce genre, depuis que le duc de Saint-Simon en a fait l'un des plus prestigieux de la littérature française ? Cette question hante non seulement les grands et grandes de ce monde, mais aussi tout un chacun.

L'écrivain espagnol Jorge Semprún (1923-2011) a attendu vingt ans avant de pouvoir raconter sa déportation au camp de concentration de Buchenwald, avant d’entreprendre le grand voyage du souvenir, du retour au camp.

L’écrivain saoudien Adbul Rahman Mounif (1933-2004) est l'auteur d'une œuvre immense, en grande partie encore inédite en français. Son chef d’œuvre, "Villes de sel", est un roman de 2500 pages consacré à la transformation d’une oasis du désert saoudien après la découverte du pétrole.

La perfection de l'exposition caractérise les incipits des romans de l'écrivain autrichien Thomas Bernhard. En une phrase, la voix du narrateur, les personnages et les grands traits de l’action sont posés. Illustration avec celui de "Beton" (1982), roman sur l’impossibilité d’écrire.

Certains incipits marquent une vie de lecteur, résonnent encore dans nos oreilles des années après leur lecture, non pour leur perfection ni leur beauté mais parce qu’ils sont l’expression d’une voix unique. Celui de "Des arbres à abattre, une irritation" de Thomas Bernhardt est l'un d'eux.

L'incipit du Prince ? Une entrée en matière flatteuse autant qu'empreinte de sincérité. Laurent de Médicis, son dédicataire, peut-il s'attendre à ce qu'il va lire par la suite ? Un traité politique qui offre un mode de gouvernement inspiré des plus célèbres monarques... ou tyrans qui l’ont précédé.

Pur génie de la littérature, Rabelais est désespérant pour tout écrivain parce qu’il est inimitable.