

Le bœuf bourguignon, c’est la nostalgie des grandes tablées familiales communes et la résistance à l’individualisation de la bouffe.
C’est un sujet brûlant d’actualité car le bœuf bourguignon incarne « The » gastronomie française, selon l’enquête réalisée par l'institut Toluna pour la Fondation Nestlé France, et révélée cette semaine par le Parisien. Avec l’approbation de 23 % des sondés, le bœuf bourguignon rafle la mise devant la blanquette de veau (11%) et le steak frites (10%). Cela n’en fait pas pour autant le plat préféré des Européens, Monsieur Cavada mais le bœuf bourguignon est emblématique de toutes ces recettes qui mijotent longuement aussi chez nos voisins. On songe à la carbonade flamande où le bœuf cuit dans la bière, à la sauce ragù italienne qui accompagne les pâtes mais aussi aux innombrables goulash qui cuisent sur un coin de fourneau dans l’Est de l’Europe.
Au fond, c’est un peu toujours la même histoire que nous racontent tous ces plats : une cuisine venue du fond de l’enfance avec la bonne vieille cocotte en héritage que l’on pose au milieu de la table. Le bœuf bourguignon, c’est tout à la fois de la nostalgie et de la résistance. C’est en effet la nostalgie des grandes tablées familiales communes et la résistance à l’individualisation de la bouffe avec chacun, chacune débarquant à table avec son bento sans gluten, sa pizza vegan ou son kebab bio.
Les pros du boire et du manger l’ont bien compris. Ils mettent le bœuf bourguignon à toutes les sauces au bistrot, en barquette prête à manger, sur les plateaux des cantines, en conserve, en surgelés avec toujours ce fond de sauce promettant la commensalité et la cuisine à l’ancienne. C’est la "comfortfood" sur banquette en moleskine, l’aliment doudou dans les meubles Ikéa. On y place nos rêves comme dans un livret de Caisse d’épargne : cela ne rapporte pas beaucoup mais on prend peu de risques de se planter.
Le bœuf bourguignon, comme valeur refuge donc mais sans forcément le faire soi-même. Car, comme souvent dans les fantasmes de bouffe, les fantasmes tout court d’ailleurs, on cause plus souvent que l’on ne fait.
Tout le monde devrait cuisiner du bœuf bourguignon car en vérité, on vous le dit, c’est une recette militante. Oui, le bœuf bourguignon, c’est l’éloge de ce que l’on nomme injustement les bas morceaux : le gîte, le paleron, la macreuse, les basses côtes, le collier.
Au fond, les bas morceaux, ce sont un peu les dessous chics de la viande, ils ne la ramènent pas pour se dévoiler mais quand ils sont mijotés outrageusement, c’est stratosphérique dans la cocotte et sur les papilles. Que serait la bectance sans le pot-au-feu ? Le bœuf-carottes ? L’osso buco ? L’épigramme d’agneau sur un barbecue d’été ? La potée lorraine ? Les ailes de poulets marinées ?
Pourtant, le problème, c’est qu’il y a une couille dans la blanquette. Laquelle ? La lutte des classes sur l’étalage des bouchers qui fait que le tournedos, l’escalope de veau, le carré d’agneau caracolent sur la place rouge de la boucherie quand le tendron et le paleron jouent «mélodie en sous-sol». Mais c’est oublier qu’il faut un tout pour faire un bœuf et qu’en l’occurrence, c’est comme l’amour, il faut être deux. Ben oui quoi, deux comme un avant et un arrière de carcasse.
Le drame, c’est que depuis un petit bail, il nous tombe un œil quand on regarde un bœuf : on ne voit que le train arrière de la bête qui est l’usine à griller les steaks. C’est le règne des culards, ces bestioles à l’arrière-train hypertrophié qui sont des usines à viande à griller, l’effigie du règne du steak-frites des Trente Glorieuses. Et l’avant du bœuf, dans tout cela ? Il est Gros-Jean comme devant, c’est la complainte du boucher, surtout quand surviennent les beaux jours : «L’hiver, on n’a aucun problème avec les bas morceaux que les gens font mijoter, explique Gabriel Gauthier, boucher à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). En revanche, l’été, la France vend à vil prix les avants de bœuf à l’Allemagne [réputée manger davantage de viande bouillie, ndlr] et lui achète des quartiers que l’on retrouve au prix fort sur la Côte d’Azur. C’est une catastrophe économique.»
Donc cuisiner un bœuf bourguignon, c’est englober la bête dans sa totalité, lutter contre cette injustice et cette ignorance qui font que des bas morceaux très goûteux peuvent être maltraités en vulgaire viande hachée industrielle, faute de trouver preneurs. C’est donc lutter contre le gaspillage et militer pour le goût.
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