Longtemps arboré comme signe d'appartenance sociale, le tatouage s'est peu à peu transformé en manifestation de notre intériorité, de notre individualité. Il participe selon le philosophe Lipovetsky à une esthétisation du monde, jusqu'à faire de nos corps un moyen d'expression comme les autres.
A l’abri des regards ou proclamées à la surface de la peau, ces quelques lignes tracées au fil de l’aiguille, parlent en réalité autant de notre époque que des personnes qui arborent ces dessins distinctifs.
C’est d’ailleurs ce qu’analyse le philosophe Gilles Lipovetsky dans son ouvrage L’Esthétisation du monde, expliquant que le corps humain est tatoué depuis la nuit des temps, orné, scarifié selon des pratiques magiques et religieuses pour l’inscrire dans une appartenance sociale.
La fonction première du tatouage : ancrer son porteur dans une logique d’appartenance
L'ancrer à un groupe, un corps de métier. Du marin, au militaire, le tatouage se fait signe revendiqué d’affiliation, marque de fierté ou d’allégeance. Il fonctionne aussi comme signe de l’exclusion d’une personne de la sphère sociale, des criminels, aux forçats, en passant par les prostituées dans certaines sociétés.
Il arrive enfin que le tatouage se veuille l’expression d’un rejet de la société, de ses impératifs et de ses normes. Il se revendique alors comme une forme de résistance à part entière, sapant de manière plus ou moins visible, l’empire de la société bourgeoise, blanche, masculine dans laquelle il s'insère. Du tatouage féministe à la marque punk ou anarchiste, le tatouage se fait lieu de réappropriation de son identité, de sa culture et de son propre pouvoir.
Une perte de sa dimension collective
Peu à peu, pourtant, le tatouage a perdu cette dimension sociale, collective. Avec la montée en puissance de l’individualisme et de la société de consommation, le tatouage a perdu sa dimension communautaire, initiatrice même, pour se transformer en processus d’expression personnelle, dans une logique radicalement individualiste.
C’est ce qu’explique Gilles Lipovetsky lorsqu’il écrit, je cite, “le tatouage n’est plus aujourd’hui qu’un théâtre individuel destiné à attirer le regard, se doter d’une parure esthétique originale, exposer la mémoire d’un événement personnel, sa personnalité, sa différence.”
On est désormais à même de faire inscrire sur son corps les signes de son désir, les traces de sa personnalité particulière. Le tatouage se fait ainsi la démonstration de notre originalité, de notre créativité, ou même le reflet de nos intérêts personnels.
On voit désormais fleurir sur les bras de nos contemporains, des tatouages d’avocat, de pizza ou de dinosaures. Autant de manifestations visuelles, qui portent au regard de tous nos passions anodines, une forme de poétique de l’inutile. Ces marques traduisent désormais une volonté de singularisation, une décoration sur mesure de notre propre corps, qui passe par la permanence de l’aiguille et de l’encre.
Car c’est bien ce qui différencie le tatouage des autres parures que nous arborons : son caractère permanent. C’est même ce qui fait le paradoxe de cette pratique qui se présente comme un phénomène de singularisation, propre à la mode, tout en abandonnant la dimension passagère des cycles du style.
Des signes permanents de singularisation
Pour citer Lipovetsky, “tandis que dans la société-mode du capitalisme, tout change sans cesse, on voit monter le besoin de signes intangibles, qui échappent à l’obsolescence de toute chose et permettant d’affirmer la singularité du sujet”. Pour le philosophe cette permanence, pensée comme un foisonnement de gestes artistiques, participe même d’une esthétisation du monde.
Au-delà des expériences personnelles multiples et anonymes, on a d'ailleurs vu le corps humain devenir un nouvel espace de manifestation artistique. La peau se trouve revendiquée comme une toile à part entière, une surface de création, suivant les codes de l’esthétique, mais aussi de l’économie et du politique.
On pense ainsi évidemment à l’artiste Wim Delvoye qui, dans une nouvelle extravagance, a offert rien de moins que d’acheter la peau d’un homme, Tim Steiner, afin d’y apposer les signes de son art, avec un immense tatouage aux inspirations mystiques et religieuses. L’homme doit donc se présenter à de nombreuses expositions afin d’être admiré, tel une oeuvre d’art vivante. A sa mort, le tatouage doit être découpé et remis à un collectionneur, qui l’a acquis pour la somme de 150 000 euros. Une somme qui sera ensuite partagée entre le tatoueur et le tatoué.
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