Abandonnant les bouteilles en verre consignées, l'industrie de la boisson s'est tournée vers le plastique et le jetable. Un changement doublé d'un discours visant à dédouaner l'industrie de sa responsabilité en matière de pollution, tout en "responsabilisant" l'action des consommateurs.
Alors que le gouvernement a annoncé, la semaine dernière, la signature d’un pacte national visant à limiter la pollution par les emballages, il était intéressant de revenir sur la relation longue et contrastée qu’entretiennent les industriels et le plastique.
Il faut dire que l’initiative du gouvernement est présentée comme une petite révolution. Une douzaine de distributeurs et d’industriels, parmi lesquels Coca-Cola, Danone, Auchan ou encore Carrefour se sont ainsi engagés à limiter leur usage de plastiques en éliminant les emballages jugé inutiles d’ici à 2025, en favorisant le réemploi et l’usage de matériaux recyclés.
En clair : les industriels s’engagent pour la planète et tiennent à le faire savoir. Le problème c’est que ces engagements pris par les acteurs privés - aussi louables soient-ils - ne remettent pas en cause le modèle actuel de production et de consommation. On continue de concevoir des objets pensés comme des déchets en puissance sans véritablement combattre le mal à la racine.
Or comme l’explique Grégoire Chamayou, il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps, jadis, où notre système économique n’était pas tout entier fondé sur le triptyque : acheter, consommer, jeter. Le philosophe prend ainsi l’exemple, particulièrement éclairant, de la bouteille en plastique aux Etats-Unis.
Pendant très longtemps, la contenant normal des boissons en tout genre était la bouteille en verre consignée, que les clients étaient amenés à rapporter au magasin pour récupérer quelques centimes par bouteille et surtout, permettre leur réusage.
Mais au tournant des années 1930, les industriels du secteur décident de changer les choses et de remplacer ces bouteilles en verre consignées par leur équivalent en plastique et par une toute nouvelle invention : la canette en métal.
Un changement qui permettait de réduire drastiquement les coûts liés à la collecte et au reconditionnement des bouteilles de verre. En l’espace d’une trentaine d’année la transformation est vertigineuse : on passe entre 1947 et 1971 de 85% des bières vendues en bouteille à moins de 25%. Qu’importe si les canettes et autres bouteilles jetables viennent fleurir l’asphalte et le caniveau, l’époque n’est pas à la préoccupation écologique, mais à la liberté de consommer et de jeter.
Une publicité de l’époque est particulièrement parlante : deux hommes sont en train de boire une bonne bière au bord d’un lac. Le premier lève le coude avec satisfaction. Le second s’apprête à jeter sa canette dans la nature, sans se poser la moindre question.
Peu à peu, néanmoins, les citoyens, les associations et les pouvoirs publics vont commencer à se mobiliser contre cette invasion des déchets. Au début des années 1950, les initiatives se multiplient pour obliger les fabricants à revenir à la consigne. Une première loi allant dans ce sens fut ainsi votée dès 1953 dans le Vermont. Prenant peur face à ce précédent, qui risquait de se transformer en fièvre régulatrice, les industriels décidèrent alors de répliquer pour défendre leurs intérêts.
Dès 1953 fût créé l’organisme Keep America Beautiful, chargé d’expliquer, à grand renfort de spots publicitaires, les moyens de protéger l’environnement au quotidien. Recyclage, tri, engagement citoyen… Tout fut mis en oeuvre pour montrer l’importance de ces actes individuels, porteurs d’un changement global.
Pourtant, Keep America Beautiful n’a rien d’une association écologiste. C’est un consortium rassemblant les professionnels de la canette et de la boisson comme Coca Cola ou l’American Can Compagny. Ainsi, comme l’explique Chamayou : « au moment même où les industriels démantèlent le système de la consigne et prennent des décisions structurellement antiécologiques, ils en appellent à la responsabilisation écologique des consommateurs ».
Un coup de force politique d’une rare habileté qui conduisit à basculer durablement la faute du côté des consommateurs. Et si aujourd’hui les industriels semblent retrouver le sens de leurs responsabilités, on peut néanmoins déplorer le fait que cela passe par un timide encouragement du recyclage plutôt que par un véritable retour au réusage et à la consigne. Car le meilleur déchet, c’est encore celui que l’on ne produit pas.
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