En 1955, sur France Culture, qui s’appelle encore France III-National, Albert Camus s'entretient avec son ancien professeur de philosophie, Jean Grenier. Correspondants et amis de longue date, les deux écrivains rendent publics leur dialogue, leur complicité et leurs réflexions sur la littérature.
- Jean Grenier écrivain et philosophe (1898-1971
- Pierre Sipriot journaliste et biographe (1921-1998)
- Albert Camus Écrivain et intellectuel français
A dix-sept ans, élève au lycée d'Alger, Albert Camus eut comme professeur de philosophie Jean Grenier, dont l'influence allait se révéler majeure sur le jeune élève. Ainsi commença une amitié qui devait durer jusqu'à la mort d’Albert Camus dans un accident en janvier 1960, et qui s'est traduite notamment par une correspondance ininterrompue entre les deux hommes à partir de 1932.
C’est Jean Grenier qui offre à Camus le livre qui le poussera à l’écriture, La Douleur, d’André de Richaud. Et Camus en retour fait lire à son ancien professeur ses premiers écrits et lui dédie son premier livre, L’envers et l’endroit. Camus a souvent souligné l'influence qu'avait eu le philosophe sur sa pensée et sur son style, allant jusqu'à dire que son recueil de nouvelles "L'Été", paru en 1954, descendait des "Iles", ouvrage de Jean Grenier publié en 1933.
Albert Camus : "Les Iles" ont joué pour moi le rôle qu’a joué "Les Nourritures terrestres" d’André Gide pour d’autres jeunes gens de ma génération. Jeune barbare vivant en Afrique du nord, je n’avais pas besoin que l’on m’apprenne à jouir de l’existence mais plutôt à sentir, et, si possible, à penser ensuite. Et ce livre m'a révélé un univers d’intelligence sensible qui m’a touché, par les moyens de l’art. Je n’ai cessé de le relire depuis 25 ans et je trouve qu’on n’avait pas écrit le français de cette manière depuis Chateaubriand et Barrès. Cette langue qui passe pour être sèche, froide, angulaire, Grenier a su lui donner une mollesse, une flexibilité, une musique qui m’ont transporté. "Les Iles" est à l’origine de mes ambitions d’écrivain.
La contemplation muette d’un paysage suffit pour fermer la bouche au désir.
Au vide se substitue immédiatement le plein.
Quand je revois ma vie passée, il me semble qu’elle n’a été qu’un effort pour arriver à ces instants divins. Jean Grenier, Les Iles
Jean Grenier, pour sa part, évoque son rapport à l'humanisme, à la philosophie existentialiste - pour s'en distinguer - et revient longuement sur ce qu'il nomme les "racines célestes de l’homme" et sur un XXe siècle marqué pour lui par une "sensibilité d'indifférence".
Jean Grenier : Ma conception générale n’est pas humaniste : l’humanisme tel qu'on l'entend en Occident correspond à une conception étroite et limitée de l’humain. Je suis plus sensible à la façon dont il est développé dans les pensées d’Extrême-Orient. Pour ma part, j'envisage toujours l’homme selon deux pôles : l’animal d’une part, et le surnaturel, le divin de l’autre. Ce qui me préoccupe depuis toujours, c’est le fait que l’homme se sente un peu étranger au monde dans lequel il est pourtant destiné à vivre, qu’il éprouve un certain malaise, qui quelquefois va très loin, lié au problème de la mort, et que finalement la vie monastique puisse lui apparaître comme un idéal de perfection et de bonheur.
Albert Camus : Aujourd’hui, l’explication de l’humain par la dimension socio-économique est devenue une tarte à la crème. Grenier n’a pas envie de venir au secours de la victoire, et c’est le propre des esprits distingués. Si le philosophe doit avoir un rôle pour moi, c’est celui de déranger les lieux communs. Une autre des originalités de sa pensée c’est qu’au lieu de prononcer le mot justice, il préférera sans doute celui de miséricorde, ou de douceur.
Cet entretien a été diffusé pour la première fois dans le cadre de l'émission "Thèmes et controverses - Découverte de la philosophie et de l'écriture" de Pierre Sipriot le 2 décembre 1955.
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