Comment Taha Bouhafs, journaliste engagé de vingt-quatre ans, en est-il venu à s’intéresser à la politique ? Où a-t-il appris ? Quelle a été son école ? Son parcours jusqu’au jour où il décide de suivre toutes les luttes ? Récit de ses années de formation entre Echirolles et Grenoble.
Né à Aïn Beïda, en Algérie, Taha Bouhafs a grandi dans une cité à Échirolles, à cinq kilomètres au sud de Grenoble. Sa découverte de la politique est passée par la confrontation à la violence et aux injustices. Familier des règlements de comptes qui virent au drame, il découvre la violence policière à douze ans, alors qu’il se promène dans Grenoble le jour de l’Aïd, une glace à la main. Des policiers l'abordent, ils veulent faire un contrôle de routine. Le jeune garçon refuse, il reçoit une gifle.
Taha Bouhafs est également confronté à une autre violence, moins évidente mais tout aussi traumatisante, au sein du système scolaire, où il peine à trouver sa place.
“À quinze ans, on m'a dit : "Tu vas être électricien ou tu vas être plombier". Et je ne voulais pas faire électricien ou plombier. Mais on nous a mis dans un Bac Pro électrotechnique, jusqu’à nos seize ans, notre date de péremption. Dans ce lycée, le but n'était pas d'avoir son bac, c'était de rester là jusqu'à ce qu'on s'en aille.” Taha Bouhafs
A dix-sept ans, les perspectives professionnelles que l’on présente à Taha Bouhafs sont très limitées. Espaces verts, poubellier, employé au rayon surgelés : voilà à peu près ce qui l’attend. Il s’inscrit alors en CAP vente de produits alimentaires, et commence à travailler dans un restaurant de tacos. Pour compléter son salaire d’apprenti, il nettoie des chambres d’hôtel de luxe dans les stations de ski. C’est là qu’il est confronté à une violence de plus : la violence de classe. Il se souvient des clients aisés de l’hôtel, qui ne respectent ni les lieux, ni les employés.
“Il n'y a pas pire humiliation que les lettres de motivation pour des métiers de merde qui ne sont pas valorisants.” Taha Bouhafs
La première manif
Même s’il a déjà pris conscience des inégalités sociales, du racisme et du mépris de classe, entre autres, Taha Bouhafs n’a encore jamais eu de contact avec la politique. C’est une rencontre qui l’amène à manifester pour la première fois. En 2016, un syndicaliste de la CGT lui parle de la loi Travail, aussi connue sous le nom de loi El Khomri. Le jeune homme décide alors d’aller manifester, avec une pancarte antiraciste : “Qui a lancé le plan vigi-primate / Ce racisme primaire qui nous transforme en vigiles de Primark ?” Il s’agit d’une citation du rappeur Médine, tirée du titre “Démineur” (2014). Pendant la manifestation, dans la rue, il se sent tout de suite à l’aise. Il raconte ce moment fondateur dans les premières pages de son livre, Ceux qui ne sont rien :
“D’habitude, quand je viens jusqu’au centre-ville de Grenoble avec mes potes, on ne se sent pas spécialement les bienvenus. La police nous mate de haut en bas. Mais cette fois-ci, rien. Personne pour me dégager d’ici. Personne pour me dire de rentrer chez moi, à Echirolles. Non, aujourd’hui, c’est même moi qui contribue à bloquer l’espace public. A revendiquer cet espace. A me l’approprier. C’est comme ce slogan que tout le monde chante : “Et la rue, elle est à qui ? Elle est à nous !” [...] Nous y voilà, j’y suis ! C’est bien la première fois que je ne me sens pas seul. Nous sommes pleins. Nous sommes ceux qui nous opposons. Ceux qui disent non. Et quelque chose est en train de naître à l’intérieur de moi… L’engagement.” Taha Bouhafs, Ceux qui ne sont rien, La Découverte, 2022.
C’est ainsi que débute la politisation de Taha Bouhafs. Il raconte sa première "Nuit debout" à Grenoble, où il se sent tout de même un peu seul, un peu différent de ceux qui l'entourent : “C’est des gauchistes, des bobos. Y a pas de gens du quartier.” Néanmoins, le jeune homme trouve enrichissant de discuter avec ces militants qui lui parlent d’écologie et de féminisme.
“J'apprends au fil du temps, et au fil des discussions que j'ai avec ces gens, que, en réalité, tout est lié. En fait, c'est le même système qui écrase, et en réalité il y avait des fils à tirer entre chaque revendication, chaque problématique, chaque oppression.” Taha Bouhafs
Taha Bouhafs apprend, mais il enseigne aussi. Au sein du mouvement "Nuit debout", il crée ainsi la commission “Quartiers populaires”, pour ouvrir une discussion sur les problématiques urbaines qu’il vit au quotidien et qu’il connaît déjà très bien.
Le premier sang
Un deuxième événement, la mort d’Adama Traoré, en juillet 2016, le marque profondément, et marque un jalon important dans sa politisation. Taha Bouhafs se sent immédiatement concerné par la mort de ce jeune homme et par la mobilisation qui s'ensuit, pour réclamer que lumière soit faite sur son arrestation et sur les causes de sa mort. C'est à cette occasion qu'il découvre le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) de Grenoble et la lutte antiraciste, qu’il considère comme son héritage : “Mon histoire à moi, c’est l’histoire des luttes ouvrières et de l’immigration.”
Taha Bouhafs découvre ainsi dans une approche systémique du racisme, par opposition à l'approche morale qu’on lui avait apprise à l'école, qui le convainc davantage. Pour les tenants de cette approche morale, il y aurait selon lui une binarité entre racistes et non-racistes, qui permettrait de conclure que le racisme relève uniquement du choix de chacun. Or, pour lui, le racisme n’est pas une idée, c’est un système de domination, contre lequel il peut et doit lutter, afin de le démanteler. Et pour le journaliste qu'il est aujourd'hui, qui travaille pour Le Média, un site d'actualité alternatif proche de La France Insoumise, cela passe d’abord par la pensée critique : “Être français, c'est ne pas être d'accord avec ces gouvernements, c’est vouloir faire avancer ce pays.”, conclut-il.
Merci à Taha Bouhafs.
Reportage : Sonia Kronlund
Réalisation : Emmanuel Geoffroy
Musique de fin : Quantic - Nineteen Hundred And Eighty Five.
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