La secrète fabrique de la paix

Les diplomates négocient les mots qui serviront à éviter les guerres, à vivre ensemble ou côte à côte.
Les diplomates négocient les mots qui serviront à éviter les guerres, à vivre ensemble ou côte à côte. ©Getty -  Benjamin Rondel
Les diplomates négocient les mots qui serviront à éviter les guerres, à vivre ensemble ou côte à côte. ©Getty - Benjamin Rondel
Les diplomates négocient les mots qui serviront à éviter les guerres, à vivre ensemble ou côte à côte. ©Getty - Benjamin Rondel
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Deux spécialistes de la médiation racontent comment, en toute discrétion, ils tentent de dénouer les conflits du siècle.

Jacques et Eric sont mandatés par des Etats ou des fondations et sont chargés de mettre autour de la table des chefs de groupes armés ou des civils de pays en guerre, et de les aider à retrouver la voie de la discussion. Des rencontres fragiles, tendues, où tout peut basculer en quelques secondes.

“Peut être sans chaleur, mais les mains se serrent”

Pour le compte du Tchad, Eric a organisé une rencontre entre Toubous et Touaregs. Ces deux communautés rivales du Sud libyen se battent depuis 2014 pour le contrôle de la région d’Oubari où s’opèrent de juteux trafics. La confrontation, minutieusement millimétrée, a lieu à Tunis. Les délégations refusent de se croiser avant : elles voyagent parallèlement et sont logées dans des hôtels distincts. Eric effectue la navette de l’un à l’autre et se souvient : “pendant qu'on est avec un groupe, on sait que l'autre groupe est sujet à des pressions, des communications, des remises en cause. Une nuit peut tout changer. Chaque détail logistique doit être examiné pour ne heurter personne : puisqu’aucun camp ne veut être le dernier à entrer dans la salle de négociations, “de manière presque religieuse, on organise deux files indiennes qui se suivent, de part et d'autre, sans se regarder, entrent en même temps, très silencieusement, et s'installent”. Dans l’air flotte une tension particulière, mélange d’amertume et de suspicion. Une phrase peut tout faire dérailler. Finalement, la situation se dénoue : “peut être sans chaleur, mais les mains se serrent”.

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Le Choix de la rédaction | 13-14
4 min

“Par-delà la guerre, un univers complètement partagé”

Quelques temps avant les élections présidentielles de 2010 en Côte d’Ivoire, Eric est chargé par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) de l’encadrement d’une retraite rassemblant le gouvernement et la rébellion, qui occupe le Nord du pays depuis la tentative de coup d’Etat du 19 septembre 2002. L’objectif est ambitieux : envisager la refondation d’une armée commune. Des représentants des forces armées rebelles et de l'État-major de Laurent Gbagbo, alors Président, sont conviés dans un hôtel de Yamoussoukro, la capitale politique du pays. La discussion est délicate, le moindre bruit sujet de crispations : lorsque l’ordinateur d’un cadre de l'État major se met à émettre un son assourdissant, ”là, un des comzones [nom donné aux chefs militaires de la rébellion, ndlr] bondit de son siège, met sa main sur son revolver, montre le gars du doigt et dit : “Tu nous espionnes””. L'occasion, s’il le fallait, de rappeler que « dans toute cette aimable discussion, chacun est bien tendu ». Ce qui fascine Eric cependant, c’est de constater “par-delà la guerre qu’ils viennent de faire, qu’ils font encore et qu'ils vont encore faire, un univers complètement partagé” entre les deux bords.

Revue de presse internationale
6 min

“Les Israéliens ont dansé la danse palestinienne et les Palestiniens ont chanté la chanson israélienne”

Spécialiste de la communication interpersonnelle au sein de l'Education nationale, Jacques a conduit près de 80 facilitations et médiations en 30 ans, notamment entre des civils israéliens et palestiniens. Il se souvient avec émotion d’une rencontre sollicitée par une fondation suisse, dans un contexte de relative détente des relations israélo-palestiniennes suivant l'accord de Charm el-Cheikh (4 septembre 1999) . Elle regroupait des professeurs d’histoire à qui il était alors demandé d’imaginer un ouvrage commun. Au cours d’une visite, Jacques a une idée : “J'ai été vers les Palestiniens et je leur ai dit : “Est ce qu'il y a une danse palestinienne que vous pourriez enseigner, transmettre aux Israéliens avant de nous quitter ?”. Il adresse la même requête aux Israéliens. Les deux délégations acceptent. Jacques s’en trouve bouleversé : “dans le temps pour se dire au revoir, les Israéliens ont dansé la danse palestinienne et les Palestiniens ont chanté la chanson israélienne”.

À réécouter : La Palestine est un rêve
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Quelques années plus tard, un participant israélien est revenu avec Jacques sur la fin de cette rencontre. Sur le quai de gare, il s’est retrouvé au côté d’un professeur palestinien, à qui il s’est adressé :
“Khaled, nous sommes amis maintenant, n'est ce pas ?
- Oui, nous sommes amis, lui répond Khaled
- Et si jamais un jour je me trouve dans ta ville avec un uniforme militaire, qu’est-ce qu'on va faire ?
- Si tu viens dans ma ville avec l'uniforme militaire contre moi, alors je te lancerai des pierres”.

Et Pierre de conclure : “Quand les gens se retrouvent à vivre ensemble pendant un temps, ce sont les êtres humains qui se rencontrent, derrière leurs étiquettes. Et les étiquettes nous font très mal”.

  • Reportage : Justine Brabant
  • Réalisation : Emmanuel Geoffroy

Pour aller plus loin

Touaregs contre Toubous : la guerre oubliée du Sud libyen
19 septembre 2002 : la Côte d'Ivoire plonge dans le chaos
Les Palestiniens : quel Etat ? - Le dessous des cartes (ARTE)

Référence musicale de fin d'émission :  My People par Jeremy Loops et James Hersey

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