Floriane et Anne-Laure sont devenues juges par conviction. Elles ont pourtant démissionné de la magistrature, sans regret, dans un contexte où la parole des juges se libère peu à peu, révélant les dysfonctionnements de l'institution et la souffrance qui enfle au sein de la profession.
Jeune et idéaliste, Floriane Chambert, vingt-neuf ans, n’a pas supporté l’écart entre sa formation, celle d'un “juge parfait”, et les conditions d'exercices réelles, et parfois violentes, de son métier. “On se dit naïvement qu'avec une fonction de pouvoir, on va pouvoir avoir un impact sur la société”, raconte la jeune femme, qui découvre pourtant rapidement, une fois en poste, que la réalité est bien différente de ses attentes. En stage à Marseille, sa ville d’origine, elle fait l'expérience d'une justice expéditive :
“Les dossiers sont pris à la chaîne, il ne faut pas que les auditions durent très longtemps, peut-être dix minutes par personne.” Floriane
Quant aux juges, elle se rend compte que, si tous semblent poussés à bout, très peu restent bienveillants et respectueux avec les justiciables. Elle-même, qui se retrouve à présider des audiences dans un état de fatigue extrême, finit par imiter l'attitude de ses maîtres de stage. S’accrochant alors à l’espoir que le Syndicat de la Magistrature puisse l’aider à surmonter les difficultés rencontrées, elle décide de continuer malgré tout dans cette voie qu'elle a choisie.
Mais lors de son stage suivant, à Mayotte, où elle devient représentante du Syndicat de la Magistrature, sa volonté de faire évoluer la profession est assez mal reçue par sa hiérarchie. Floriane dénonce aujourd'hui le manque d’indépendance de la justice et l’omerta qui entoure la souffrance au travail des magistrats :
“Ce que veut l'institution judiciaire, ce sont des juges qui vont préserver l'ordre existant, qui vont se taire. C'est pour ça qu'il y a le devoir de réserve.” Floriane
Pour la jeune magistrate, l’inaction de l’institution est une véritable violence qui l’a menée à la dépression, puis à la démission. “Que fait l’institution de cette souffrance ? Elle la tait, comme elle tait ses manifestations : les abus d’autorité, le harcèlement, le surmenage ou même les suicides.”, écrit-elle dans sa lettre de démission, rendue publique par le Syndicat de la Magistrature.
Pour Anne-Laure Maduraud, la lettre de Floriane Chambert est un détonateur. Magistrate expérimentée, Anne-Laure a exercé quinze ans en tant que juge des enfants à Saint-Brieuc. Autant dire que son travail est difficile psychologiquement, voire traumatisant. Anne-Laure est travaillée, hantée par la situation des enfants dont elle gère le dossier, y compris le soir quand elle rentre chez elle. Mais elle aussi a un enfant, dont elle veut s'occuper le mieux possible - et pourtant, avoue la jeune femme, sa charge de travail l’a progressivement conduite à négliger sa vie de famille. Alors que son métier consiste précisément à protéger les enfants des autres, Anne-Laure se rend compte qu’elle a fini par devenir une mère absente, et en vient même à se demander si c’est ce qui a déclenché chez son propre fils des troubles du comportement.
“Je me rends compte que non, je ne vais pas tenir. Evidemment que ça va être l'explosion en vol. Ou alors, si je tiens, c'est mon fils qui explose, en tout cas la situation familiale qui en pâtit.” Anne-Laure
Anne-Laure constate vite que son problème est partagé par nombre de ses collègues, mais elle sait également qu’il est tabou. Impuissante, elle se demande chaque jour davantage “comment se sortir de la frustration et de l'impuissance par rapport au manque de moyens qu'on a au quotidien”.
Après avoir tenté le temps partiel, puis après avoir demandé une mutation, qui lui a été refusée, après avoir enfin obtenu un arrêt de travail, sans que sa situation familiale ne s’améliore, Anne-Laure craque. La démission devient pour la jeune femme une évidence. Aujourd'hui, elle s’en va avec colère. “Ce n'est plus possible d'exercer ce travail en ayant le sentiment de faire quelque chose qui apporte quelque chose à la société”, assène-t-elle, amère. La cause en est selon elle le manque de moyens, et la souffrance infligée aux enfants par l’institution. Elle évoque ainsi la tribune des trois mille, parue dans le journal Le Monde à la suite du suicide d’une jeune magistrate, Charlotte, et dans laquelle le collectif pointe du doigt la standardisation et la déshumanisation d’une justice qualifiée de “maltraitante”, parce que trop expéditive.
Merci à Floriane Chambert, Anne-Laure Maduraud et Judith Allenbach.
Reportage : Eva Goron et Amélie Bertholet-Yengo
Réalisation : Yaël Mandelbaum
Musique de fin : “Flow de louanges fleuve voix” de Nicolas Repac.
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