

A 73 ans, sur les murs de la maison qu'il vient d'acquérir près de Madrid, "la Ferme du Sourd", Goya réalise une série de quatorze fresques en ocre et noir qui mettent en scène une humanité grimaçante. Le "Duel au gourdin" appartient à ce cycle crépusculaire des "Pinturas negras"...
- Guillaume Kientz Conservateur au département des Peintures du Musée du Louvre
- Thomas Hirschhorn Plasticien et lauréat du premier Prix Marcel Duchamp
Deux personnages armés de gourdins se font face. Les pieds paraissent enfoncés dans le sable, incapables de s’éloigner l’un de l’autre, leurs bras s’apprêtent à frapper comme si un mouvement d’horloge éternel les condamnait à donner ou à recevoir les coups qui sont le fruit de leurs pulsions d’homme. Détachés sur un ciel doré, ouvert dans la brèche d’un col de montagne, les deux protagonistes de cette rixe incarnent la violence qui semble rythmer définitivement notre condition humaine...
Un tableau ce Duel ? Plutôt une fresque faisant partie des Pinturas negras, ces quatorze "peintures noires" que Goya réalise entre 1819 et 1823 sur les murs de la propriété qu'il acquit à 73 ans, sur les rives du Manzanares près de Madrid, et surnommée la Quinta del Sordo, la ferme du Sourd... Transférées sur toile depuis, ces œuvres sont aujourd’hui conservées au Musée du Prado à Madrid.
Pour évoquer ce "Duel au gourdin" de Francisco Goya, Jean de Loisy s'entretient avec Thomas Hirschhorn, artiste plasticien et Guillaume Kientz, Conservateur au département des Peintures du Musée du Louvre.
Quand je regarde ce tableau, je pense au film Fight club dans lequel on n’est jamais sûr de qui est qui : il n’y a pas de victime ni de bourreau, mais on sait qu’il y aura forcément une issue fatale. Alors c’est qu’il n’y a que moi, moi qui lutte contre mes démons intérieurs. Pour moi, ce combat est un infight, peut-être le combat entre la violence et la non-violence, c’est cela qui m’intéresse dans sa peinture et cela résonne avec toutes les contradictions et l’hypercomplexité de monde chaotique dans lequel nous essayons de survivre. Thomas Hirschhorn
A la fin de sa vie et en moins de quatre ans, Goya a donc réalisé quatorze - peut-être quinze - fresques crépusculaires sur les murs de sa maison. Les thèmes se succèdent : sabbat, processions, figures du destin, femmes au rictus sarcastique, Saturne dévorant ses enfants... Si leur point commun paraît être l’absurde du destin, de la souffrance, de la vieillesse, et l’atroce des pulsions humaines, il est pourtant difficile d'y déceler un discours unique.
En 1819, Goya prend ses distances avec Madrid en tant que ville et en tant que société, en raison d’un contexte politique marqué par le retour des Bourbons sur le trône d’Espagne, avec Ferdinand VII, un roi réactionnaire qui abolit la constitution libérale à laquelle Goya était attaché. Le Goya qui achète la Quinta del Sordo est un homme plein de désillusions : sur la France qui représentait pour lui les Lumières, et sur la part d’ombre qu’ont révélé les Lumières au travers des guerres napoléoniennes. Grâce à Antonio de Brugada, un ami de Goya qui a fait l’inventaire de la maison après la mort du peintre, on connait l'ordre de succession des Pinturas negras, leur disposition sur les deux étages de la Quinta. Mais ce qui reste un grand mystère pour les historiens d’art, c’est de comprendre la relation que ces fresques entretiennent entre elles, le discours global qu’elles portent, si elles en ont un. Guillaume Kientz
Mais nul besoin finalement de lui attribuer un "programme" : y compris avec toutes les questions qu'il soulève encore, cet ensemble fait de Goya le plus grand interprète de l’angoisse qu’ait connu l’Occident. Le cycle des Peintures noires fait surgir un monde plus ancien que celui que les religions avaient réussi à formaliser, les sonorités archaïques de ce cycle - entre dieux païens, sorcières et humains saisis dans la violence -semblent plonger leurs racines dans un temps qui inventa alors ces dieux pour répondre à la terreur. Enfin, et surtout, ce monde souterrain nous ouvre la porte à l’art moderne, à notre relation contemporaine avec l’art conçu comme une plongée à l’intérieur de la totalité de notre humanité. Ce n’est ni l’expressionnisme ni la liberté de la touche qui pointent ici chez Goya, mais l’exploration du malheur, au plus extrême d’une horreur qui nous appartient et que l’art peut permettre d’exorciser. Sans doute est-ce pour cela que ce cycle a suscité les analyses d'André Malraux ou de Georges Bataille.
- Archives diffusées : André Malraux à propos de la "manière noire" de Goya (1979) et Yves Bonnefoy, extrait d'une conférence sur les Peintures Noires de la Maison du Sourd prononcée en mars 2001 au Musée du Prado à Madrid.
- Musiques diffusées : John Zorn
Cette émission a été diffusée pour la première fois le18.01.2014
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