James Ensor, L'intrigue (1890) : épisode 13/20 du podcast Des œuvres à voir (au moins) une fois dans sa vie

James Ensor, L'Intrigue, 1890 (Musée royal des Beaux-Arts, Anvers, Belgique)
James Ensor, L'Intrigue, 1890 (Musée royal des Beaux-Arts, Anvers, Belgique) ©Getty -  Fine Art Images/Heritage Images
James Ensor, L'Intrigue, 1890 (Musée royal des Beaux-Arts, Anvers, Belgique) ©Getty - Fine Art Images/Heritage Images
James Ensor, L'Intrigue, 1890 (Musée royal des Beaux-Arts, Anvers, Belgique) ©Getty - Fine Art Images/Heritage Images
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En 1892, un critique belge écrivit que les tableaux d’Ensor étaient parmi ceux "qui entendirent le plus de bêtises." Plongée dans l’œuvre de l’un des plus grands artistes de son époque, marquée au coin d’une acide espièglerie et du goût du sarcasme, et qui cessa de peindre... la reconnaissance venue

Artiste charnière entre le symbolisme et l’expressionnisme, détesté par la critique qui lui reproche son engagement social et son goût pour le macabre, James Ensor (1860-1949) connaîtra une reconnaissance tardive. Dans les vingt dernières années de sa vie, au moment précis où l'artiste décide de cesser de peindre... Ses toiles sont à rapprocher des poèmes d’Emile Verhaeren qui fut l’un de ses amis et admirateurs et qui lui consacra l'un de ses plus beaux essais en 1908, le décrivant comme l’artiste "vrai", ce "héros ingénu" qui souffre "pour qu’un jour, il ait la joie d’imposer à tous sa victorieuse personnalité totale."

L'intrigue, huile sur toile, 90 x 149 cm, 1890.

Comme des spectateurs sarcastiques agglutinés devant une scène ou au contraire comme des acteurs ou des marionnettes grotesques rassemblés derrière le balcon d’un théâtre, douze personnages nous observent, serrés, épaule contre épaule, le corps coupé à hauteur de bassin par le bas de la toile. L’expression des visages et des masques qui les recouvrent d’inspiration réaliste ou parodique sont le plus souvent outrés, sauf au centre. Au centre, un homme masqué, vêtu comme un Baron samedi, cet inquiétant personnage du Panthéon vaudou, en chapeau haut de forme, le visage inexpressif, la bouche entrouverte, les yeux sombres allumés d’une pointe de vermillon. Il est engoncé dans un manteau moutarde surmonté d’une écharpe bleu outremer. Ce personnage divise en deux la composition. A notre droite, un groupe dominé par un squelette, coiffé d’un chapeau de paille tandis qu’une femme en rouge tenant une poupée désarticulée vocifère en tendant son bébé vers l’acteur central. Trois autres masques complètent ce groupe et bouchent l’horizon. Mais à la droite de notre personnage, une femme tient l’homme au haut de forme par le bras et de l’autre main porte un bouquet de mariage sur sa poitrine dont le rouge tranche avec le vert pomme de son manteau. L’air extatique, enchanté peut-être par cette grotesque union, elle lève les yeux au ciel. A sa gauche, une tête rappelle celle du Christ entrant à Bruxelles de 1889, le célèbre tableau d’Ensor. Il est basculé à côté d’une figure inspirée d’un masque de nô japonais, gueule ouverte qui vomit la traîne de l’invraisemblable épousée. D’autres figures secondaires surmontent l’ensemble et se détachent sur un ciel nuageux violemment tartiné comme pourrait l’être un fond de scène d’un théâtre ambulant.

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Quel est le sens de cette "Intrigue"? Quel est ce monde grimaçant que nous inflige James Ensor ? Quelle est la signification de ce personnage central qui contrairement aux autres est d’une inexpressivité, son masque sans traits l’attirant dans une zone d’inquiétante inhumanité ?

Pour répondre à ces questions, Jean de Loisy s'entretient avec Michel Draguet, philosophe et historien d'art, Conservateur des Musées Royaux d'Art et d'Histoire à Bruxelles.

Dans ce tableau comme dans d’autres, Ensor transpose quelque chose qui est de l’ordre de la tragédie familiale. Et les critiques d’art de l’époque qui le fréquentent à Bruxelles ou qui vont lui rendre visite à Ostende, ne pipent mot sur sa situation familiale. Ils ont toujours laissé dans l’ombre le contenu profond de ces tableaux. Ensor les a voulus comme des écrans psychologiques par rapport à sa vie. Alors le petit jeu auquel nous allons nous livrer est une forme de trahison par rapport à sa volonté, qui n’était pas de faire du "moi-moi-isme", d'étaler son égotisme sur la palette, mais plutôt de le transposer de manière universelle. Ce que nous avons sous les yeux dans cette "Intrigue" et qu’Ensor appelle une "grotesque union" est en fait le mariage de sa sœur. Michel Draguet

Jean de Loisy : Comme d'autres, ce tableau renvoie à la critique sociale d'un univers qui semble incroyablement confiné, celui de la petite bourgeoisie de province dont il est issu ?

Michel Draguet : En effet, de nombreuses toiles renvoient à un univers à la fois chaud et inquiétant, Il y a un peu du théâtre d’Ibsen qui s'y joue, un huis-clos permanent, où les choses ne se disent pas mais se ressentent. C’est dans cet univers bourgeois qu’Ensor va puiser sa première source d’inspiration, et dont il va s’attacher à déconstruire les non-dits, les chuchotements de ce monde auquel il appartient et dont il va vouloir se détacher en devenant un artiste d’avant-garde, en participant à des cercles artistiques à Bruxelles et en fuyant ce provincialisme d’une ville, Ostende, qui pourtant lui est chère.

Les Jeudis de l'expo | été 10

Je suis né à Ostende, le 13 avril 1860, un vendredi, jour de Vénus. Eh bien ! chers amis, Vénus, dès l'aube de ma naissance, vint à moi souriante et nous nous regardâmes longuement dans les yeux. Ah! les beaux yeux pers et verts, les longs cheveux couleur de sable. Vénus était blonde et belle, toute barbouillée d'écume, elle fleurait bon la mer salée. Bien vite je la peignis, car elle mordait mes pinceaux, bouffait mes couleurs, convoitait mes coquilles peintes, elle courait sur mes nacres, s'oubliait dans mes conques, salivait sur mes brosses. James Ensor