

"Il est rare de rencontrer plus d’ampleur et de plénitude" écrivit un critique au moment du dévoilement de La Tristesse du roi au Salon de mai 1952. Réalisée deux ans avant la mort de Matisse, l'œuvre est l’une des seules à avouer l’introspection et l’inquiétude du peintre devant la vieillesse.
- Éric de Chassey Directeur de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), ancien directeur de la Villa Médicis
- Jean-Michel Alberola Artiste contemporain
Trois personnages et au centre, vêtu d’un manteau noir constellé de fleurs jaunes, le roi sans doute. Voûté, il paraît gratter une guitare et, à notre gauche, un musicien lance des éclats de lumière dans l’espace comme pour une cérémonie de possession, ce sont les rythmes de son tambourin qui accompagnent la danse. Devant le roi, Salomé. Ses voiles, ourlés de dentelle noire, agités par les mouvements ondoyants de son corps, envoûtent le vieux monarque. Derrière lui, un rectangle noir ouvre la fenêtre du néant. Le roi est comme en déséquilibre entre ces deux absolus, le désir ranimé par la danse, et la fenêtre noire, ouverte sur le rien, vers lequel, inexorablement, son corps bascule. La tension mélancolique entre ces deux butées du destin est contredite par la grâce profonde des papiers gouachés de peinture monochrome qui construisent l’image, comme dans les enluminures du Moyen Age - parme, violet, vert pâle, bleu azur, vert plus foncé - composent les registres sur lesquels flottent les corps. Ce n’est pas une scène, c’est une vision. Fabriquée par le parfum des oeuvres qu’il aima, le Beatus de San Sever, le grand David et Saül de Rembrandt, la Salomé de Gustave Moreau, son ancien professeur, et toutes les lectures, Huysmans, Mallarmé, Baudelaire, tous ces écrivains que Matisse aimait, se mêlent comme des échos lointains dans son chef d’œuvre. Tous ont traité ce thème terrible où un vieux roi envoûté par l’impérieux désir de jouir encore fait décapiter le saint. Le génie de Matisse est de nous installer face à cet incroyable orchestre et de nous y faire participer. Et ce sont nos visages qui se substituent à ces ovales auxquels Matisse a refusé la consolation d’une identité.
"La tristesse du roi" est l’œuvre que l’inventeur du fauvisme, le peintre de la couleur pure, du luxe et de la volupté, des grandes œuvres méditerranéennes, puis des immenses compositions polynésiennes, devenu un homme immobile dans sa chaise de malade à l’hôtel Régina, demanda de pouvoir continuer à peindre, avec cette technique inouïe qui fut la sienne de 1948 à sa mort.
C'est une œuvre encore envahie des élans du passé, et du souvenir des plaisirs et des désirs. L’œuvre, peut-être l’une des seules, qui avoue l’introspection, et l’inquiétude devant la vieillesse et la mort prochaine. Deux ans avant sa mort, peu après avoir réalisé dans la chapelle de Vence l’œuvre totale, absolue, magnifique dont il rêva toute sa vie et qu’il put accomplir, épanouissant ainsi une trajectoire somptueuse, c’est dans l’ultime énergie de cet immense travail que Matisse réalise ce collage de près de 4 mètres. A peine exposée, "La tristesse du roi" suscite l’admiration de la critique. Elle est le clou du Salon de mai en 1952 et il est dit par la presse qu’"il est rare de rencontrer plus d’ampleur et de plénitude".
Pour commenter ce chef d'œuvre de Matisse, Jean de Loisy s'entretient avec Jean-Michel Alberola et avec Eric de Chassey.
Pour moi, Matisse est comme Kafka. Il ne finit jamais rien. Il laisse la place au regardeur de constituer le tableau. Il y a des lignes de fuite, des obliques, c'est extrêmement léger, ça respire, on a vraiment l'impression que quelque chose est en train de s'accomplir devant nous. Un tableau de Matisse c'est comme un morceau d'un tableau plus grand, comme un plan de cinéma qui laisserait deviner son hors-champ, c'est complètement ouvert.
Jean-Michel Albirola
Le regardeur, Louis Aragon (1897-1982)
Musiques diffusées :
- Extraits du film Step across the border, consacré au compositeur expérimental Fred Frith
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