Michael Foessel ou le moment de la liberté

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' ©AFP - Josep LAGO / AFP
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Frédéric Worms s'entretient avec Michael Foessel, professeur de philosophie à l'Ecole Polytechnique.

Avec
  • Michaël Foessel Philosophe, spécialiste de la philosophie allemande et de la philosophie contemporaine, et professeur à l'école Polytechnique

Comment découper l’histoire de la philosophie ? Par siècles ? Par pays ? Non, il faut le faire par problèmes profonds, communs, qui font époque, circulent entre des grandes pensées, et auxquels il faut revenir constamment. C’est ce que fait Michael Foessel dans son volume d’une Histoire « personnelle » de la philosophie. Il étudie la liberté, de Rousseau à Hegel en passant par Kant. C’est ce que nous appelons le "moment de la liberté" dans la pensée européenne. Le moment où la liberté découvre son fondement, dans la Raison, sa condition, dans la loi, son histoire, dans le monde. Et il n'est pas inutile d'y revenir aujourd’hui où la liberté est menacée à la fois par l’ultra-libéralisme et par l’anti-libéralisme, par le déni du politique, ou l’oubli de la liberté, alors que l’un ne va pas sans l’autre. C’est le fondement caché des interventions de l’intellectuel dans le monde contemporain : son secret dévoilé au cœur de la modernité.

Michaël Foessel : Je m'intéresse beaucoup à ces expériences sensibles où il est indécidable de savoir si l'on est dans la joie ou dans la détresse. Où la détresse se transforme en joie. Où les larmes peuvent être des larmes de joie, de vulnérabilité ou de solitude. Ma démarche consiste à essayer de retrouver de la raison dans l'émotion, en réalité de m'intéresser à ce qui dans la sphère des sentiments relève d'une forme de raison, qui n'est pas la raison du calcul, la raison instrumentale, la raison technique. Plutôt que d'opposer la raison et les passions, je cherche dans des expériences sensibles des signes, des indications de ce que la raison peut être autre chose que simple calcul ou démonstration. 

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#Kant #liberté #philosophie des Lumières #intime 

L'histoire de la philosophie est faite de contresens que les philosophes font les uns à propos des autres. Comme par exemple Kant lisant Rousseau, ou Hegel lisant Kant. Mais parfois ces contresens sont productifs. Ils ont parfois des effets politiques, historiques. A cette période de l'Histoire qui va de Rousseau, milieu du 18e siècle, à Hegel, premier tiers du 19e siècle, la liberté réclame d'être instituée dans le monde. A la Révolution française, la liberté devient monde. 

#contresens 

Est-ce que la liberté c'est simplement une valeur, simplement un droit ? Ou est-ce qu'au contraire la liberté peut être envisagée positivement, comme un "principe du monde" ? Kant dit que Rousseau c'est le Newton du monde moral. Celui qui a trouvé une loi, comme Newton a trouvé une loi pour le monde physique. C'est cette espèce de "rationalisme passionné" que j'ai voulu essayer de restituer, même si bien évidemment il a été remis en cause par l'Histoire. 

#Newton du monde moral #mal radical #expérience de l'infini 

Il faut réaffirmer l'importance d'une autonomie abstraite du citoyen, inaliénable. Une autonomie à laquelle on ne peut pas renoncer, on n'est pas plus ou moins souverain. Pour Rousseau, c'est la liberté de faire la loi pour un peuple, de se constituer dans son autonomie. Si on veut conserver une image d'une société qui insiste sur sa transformation active et pas simplement sur des mutations, des évolutions sur lesquelles nous n'avons pas de prise, il faut maintenir ce principe-là. Pour le pire et pour le meilleur. Actuellement, on insiste beaucoup sur le pire : cette espèce d'affirmation de soi originaire de la liberté humaine. Aujourd'hui, la philosophie de l'Histoire de Hegel est considérée comme désuète parce qu'elle a justifié les pires horreurs au nom de l'efficacité, ou au nom d'un Bien ou du Progrès. Mais il me semble qu'on a donné une importance trop grande à tout ce par rapport à quoi que ce type de philosophie nous a aveuglés. Et peut-être aujourd'hui sommes-nous dans une situation où l'affirmation d'une liberté qui ne comporterait pas de degrés, qui serait un pur acte, est redevenue nécessaire à un moment où on a le sentiment que tout nous échappe.

#liberté du citoyen #autonomie #vulnérabilité #négativité de la liberté #Hegel 

Michaël Foessel : La "lumière blanche du capitalisme", celle des néons, des centres commerciaux, qui n'appartient ni au jour ni à la nuit, est pour moi la trahison du projet des Lumières. Elle est un éblouissement qui n'apporte aucun éclaircissement, qui ne nous apprend rien, qui nous fige même. Qu'est devenue l'articulation entre la raison et le sensible ? entre la liberté et l'expérience portée par le projet des Lumières, dès lors que nos sociétés sont traversées par cette forme de transparence un peu sale, non seulement au niveau de l'exposition de soi et de ses émotions sans aucune médiation, sans aucune recherche de signification ni de partage, et de l'autre côté par des dispositifs techniques de plus en plus affligeants ? Une lumière qui serait adéquate, respectueuse de la nuit, serait une lumière qui accueillerait la possibilité de la couleur. Ce n'est pas forcément la lune ou les étoiles, ce peut être une lumière artificielle : je ne suis pas un contempteur des techniques, je ne partage pas l'idée selon laquelle la nuit a été envahie par la logique du jour. Mais pour moi cet espace public où nous sommes tenus d'être monocolores, d'intervenir toujours sur le même mode, la même forme de discours - il y a aujourd'hui quantité de dispositifs techniques qui bornent d'avance la forme de l'intervention, le tweet en est un, parmi beaucoup d'autres - n'est pas fidèle à l'idée d'un espace public qui fait apparaître des différences, des différences sensibles ou des différences d'opinions politiques, qui laisse surgir une pluralité conflictuelle entre ces opinions, assujettie à aucune norme a priori

#lumière blanche du capitalisme #néons #éblouissement sans éclaircissement #transparence #ciel étoilé de Kant #Twitter #prise de parole #Mai 68 

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© AFP - Moof / Cultura Creative

Le choix musical de Michaël Foessel est la chanson Gracias a la vida, interprétée par Mercedes Sosa.

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