Dire et changer le monde avec les cartes

Mappemonde datant de 1720, dessinée par Guillaume de l'Isle, premier géographe du roi Louis XV.
Mappemonde datant de 1720, dessinée par Guillaume de l'Isle, premier géographe du roi Louis XV. ©Getty - ©  Library of Congress, Geography and Map Division /  Science Photo Library
Mappemonde datant de 1720, dessinée par Guillaume de l'Isle, premier géographe du roi Louis XV. ©Getty - © Library of Congress, Geography and Map Division / Science Photo Library
Mappemonde datant de 1720, dessinée par Guillaume de l'Isle, premier géographe du roi Louis XV. ©Getty - © Library of Congress, Geography and Map Division / Science Photo Library
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Notre émission consacrée chaque jeudi à 21h à une discipline très ancienne, sans cesse renouvelée au cours des siècles, sans doute mal connue, la géographie, et, comme d’autres disciplines, elle s’interroge sur les grands événements d’actualité. Aujourd'hui, nous parlons cartographie.

Avec
  • Emmanuelle Vagnon Historienne et médiéviste, chargée de recherches au CNRS dans le Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris (LAMOP)
  • Gilles Palsky Professeur, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de l’École Doctorale de Géographie de Paris et l'Institut de Géographie
  • Matthieu Noucher Chargé de recherche CNRS, laboratoire PASSAGES à Pessac.

Ce soir, l’œil sur les cartes, toutes les cartes, depuis leur apparition, en passant par le très riche Moyen Âge jusqu’à leur essor actuel, fulgurant, servi par une diffusion exponentielle des informations. Quel a été leur rôle - et leur pouvoir - à travers les siècles, comment et par qui ont-elles été conçues, dans quels buts ? Et qu’en est-il aujourd’hui ? Il y aura d’autres émissions sur les cartes dans « Nos géographies », impossible d’épuiser le sujet en une fois, tant elles suscitent de passion chez les spécialistes et les amateurs. Les cartes sont aussi inspiratrices de véritables œuvres d’art depuis l’Antiquité et dont l’art contemporain s’empare souvent.

Nous en parlons avec Gilles Palsky, professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de l’École Doctorale de Géographie de Paris (Institut de Géographie), Emmanuelle Vagnon-Chureau, chargée de recherche au CNRS au LAboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris (LAMOP) et Matthieu Noucher, chargé de recherche CNRS, laboratoire PASSAGES à Pessac.

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Tout commence avec les cartes... certes mais seulement quand on parle des cartes d'explorateurs. Mais les cartes n'ont pas eu que cette fonction de remplir les blancs de la connaissance. On peut dire que les cartes ont été imaginées avant d'être cartographiées sur le terrain et bien des cartes ont voulu remplir l'espace du monde avant même qu'il soit exploré. Emmanuelle Vagnon-Chureau

La cartographie ne sert pas forcément à voyager, mais sert à se représenter des espaces dans lesquels on ne peut pas voyager. Donc, ce thème du voyage par imagination à travers les cartes existe en effet dès le sixième siècle, mais c’est un thème que l'on trouve déjà dans l'Antiquité et le voyage par imagination ou le voyage au-dessus du monde, permet de voir l'ensemble du monde connu par une vue zénithale depuis le ciel. Emmanuelle Vagnon-Chureau

L'époque moderne a enregistré, petit à petit, les découvertes. On peut penser que vers 1800, l'essentiel des formes des continents est connu. Mais malgré tout, il reste encore l'intérieur des continents qui est largement inconnu, qui sera l'objet des explorations du 19e siècle. Gilles Palsky

Pendant l'époque moderne, le cartographe c’est le géographe, le mot cartographe n'existe pas. Il est apparu seulement au 19e siècle. On désigne comme étant le géographe, le géographe du roi, celui qui dresse des cartes pour le roi. Le terme désigne une sorte de spécialiste. Cette spécialisation s'est justement esquissée au 17e-18e siècle, même s'il existe une géographie textuelle. Le géographe est quand même avant tout celui qui sait la carte et qui fait la carte au 17e-18e. Gilles Palsky

A l'époque moderne, on parlait beaucoup de souveraineté cartographique. Aujourd'hui, ce terme revient au cœur de l'actualité avec des questions liées à la souveraineté numérique. Les Etats, la France, par exemple, essayent de développer des stratégies de souveraineté cartographique pour faire face notamment à des multinationales qui produisent des grands référentiels cartographiques à l'échelle de la planète qui s'empare du monde, d'une forme de représentation cartographique et qui, par leur puissance de frappe - on peut penser à Google -, tendent à avoir une position monopolistique. Et donc, cela interroge notamment les États sur leur capacité à produire, à dire et à dessiner leur territoire. Matthieu Noucher

Je crois qu'on assiste peut-être à une complexification du processus de fabrique cartographique avec une double dérégulation. Une dérégulation par le haut avec des acteurs qui ont des projets de portée planétaire (on a évoqué Google). On pourrait évoquer beaucoup d'autres qui produisent des cartes qui viennent contourner ou concurrencer les cartes des Etats. Et puis, on a aussi une dérégulation par le bas, avec tout un tas de projets locaux qui se développent dans différents contextes et qui produisent aussi leur propre représentation cartographique. Matthieu Noucher

  • Choix musicaux et de textes, évoquant la cartographie.

Choix de Matthieu Noucher : " We used to wait " par le groupe Arcade Fire - Album " The Wilderness Downtown " (2010). (lien Youtube).

L'intérêt de ce morceau est qu'il est associé à un clip disponible sur Internet qui intègre un dispositif "cartographique" original : en entrant le lieu de votre choix sur le site, idéalement le lieu de votre enfance, vous obtenez un clip personnalisé mobilisant des images de Google Maps et de Google Street View. L’objet créé est ainsi personnel et biographique, renforçant l'esprit nostalgique du morceau. Le site du clip (ne fonctionne que sous Chrome, a priori) : http://www.thewildernessdowntown.com/

  • Proposition de texte de Matthieu Noucher

Un extrait du roman Netherland de Joseph O'Neill(Éditions de l'Olivier, 2009). Il s'agit d'un des premiers (si ce n'est le premier) romans à mobiliser Google Maps dans son fil narratif. L'histoire raconte l'éloignement forcé d'un financier hollandais exilé dans le Manhattan de l’après 11 septembre et de sa femme Rachel qui elle, est retournée à Londres après les attentats. Le roman circule entre de multiples lieux, évoque l'espace et la séparation mais aussi le fait de pouvoir être physiquement dans un lieu et mentalement dans un autre. Le personnage principal utilise alors les globes virtuels comme Google Maps pour tenter de se reconnecter aux lieux - et aux êtres - qui lui sont chers.

"Il n’y avait pas d’évolution dans mon mariage non plus. Mais, grâce à la fonction satellite de Google  je m’envolais nuit après nuit et je voyageais clandestinement jusqu’en Angleterre. Partant d’une carte hybride des États-Unis, je déplaçais le curseur à travers l’Atlantique Nord et je commençais ma chute depuis la stratosphère vers,  successivement, une Europe brune, beige et verdâtre, délimitée par Wuppertal, Groningen, Leeds, Caen […] ;  puis cette région de l’Angleterre située entre Grantham et Yeovil, celle entre Bedford et Brighton, et enfin  le Grand Londres, les pièces nord et sud du puzzle découpées par la Tamise et qui ne s’emboîtent jamais parfaitement. Dans le labyrinthe de routes couleur moutarde, je suivais la rivière vers le  Sud-Ouest jusqu’à  Putney, zoomais entre Lower et Upper Richmond Road et, avec la  photographie seule, je  descendais enfin sur Landford Road. C’était toujours une journée claire et belle – et hivernale si ma mémoire est bonne – avec les arbres brun pâle et des ombres longues. De mon point de vue d’aéronaute posté à quelques centaines de mètres de hauteur, la scène était sans profondeur. La fenêtre de mon fils était bien visible, et la piscine gonflable bleue et  la BMW rouge, mais il n’y avait pas moyen de voir davantage, ou plus profondément. J’étais coincé."

  • Propositions de textes de Gilles Palsky

Le premier, de Jorge Luis Borges, dans L'auteur et autres textes, Paris, (Gallimard, 3e édition, 1982). Le texte est publié à l´origine à Buenos-Aires en 1946.  

DE LA RIGUEUR DE LA SCIENCE 

En cet empire, l´Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d´une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l´Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l´Empire, qui avait le Format de l´Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l´Etude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elle l´abandonnèrent à l´Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l´Ouest, subsistent des Ruines très abimées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n´y a plus d´autre trace des Disciplines Géographiques. (Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Livre IV, Chapitre XIV, Lérida, 1658.)

Le second, de Joseph Conrad où Marlow, le héros du Cœur des ténèbres de Conrad, évoque ses rêveries d'enfant devant les espaces blancs de la carte).
"Or quand j'étais gosse j'avais la passion des cartes. Il m'arrivait de contempler pendant des heures l'Amérique du Sud, ou l'Afrique, ou l'Australie, et de m'abandonner à des rêves grandioses d'exploration. A l'époque, il y avait un grand nombre de vides sur la terre et, quand j'en voyais un qui avait l'air particulièrement tentant sur une carte (ils en avaient tous l'air à vrai dire), je posais le doigt dessus et je me disais : "Quand je serai grand, j'irai là". (Heart of Darkness/Le coeur des ténèbres, (Paris, Le Livre de poche, 1988. Édition originale en anglais, 1899.)

Etre né quelque part ?

J'ai l'impression effectivement d'être né quelque part parce que j'ai beaucoup d'attaches dans la petite ville du nord des Deux-Sèvres où je suis né et où j'ai grandi. En même temps, j'ai l'impression que ce quelque part où je suis né m'a poussé à aller ailleurs et à découvrir l’ailleurs. J'ai grandi, baigné au milieu des cartes avec l'idée que je ne resterai pas là mais j'y retourne avec grand plaisir. Matthieu Noucher

Je suis née à Lyon, une ville à laquelle je suis toujours très attachée. Et la géographie même de Lyon, je pense, a pu marquer mon imaginaire avec un fleuve et une rivière : le Rhône et la Saône. Et cette confluence, cette géographie de la ville avec ses collines, son quartier de la Renaissance m'ont toujours beaucoup intéressée avec toute son histoire.  Je pense que la topographie de Lyon m'a beaucoup inspirée et m'inspire encore. Emmanuelle Vagnon-Chureau

Je dirais que ça n'a pas une très grande importance. Alors quand j'écris sur un formulaire où je suis né, j'écris Paris 16e et je me sens toujours un petit peu gêné d'écrire ça parce que ma famille habitait le 18e. L'année de ma naissance, ma famille a déménagé, donc pour moi, bien sûr, je suis attaché à Paris pour d'autres raisons, mais le lieu où je suis né, a peu d'importance. Gilles Palsky

  • Pour en savoir plus

>>> La page de Gilles Palsky

>>> La page d' Emmanuelle Vagnon-Chureau
 

  • Bibliographie d'Emmanuelle Vagnon-Chureau

" Quand les artistes dessinaient les cartes. Vues et figures de l’espace français. Moyen Âge et Renaissance " par Dumasy-Rabineau, Juliette, Gastaldi, Nadine et Serchuk, Camille, Paris, édition Le Passage, 2019.  

" A l’échelle du monde. La carte, objet culturel, social et politique du Moyen Âge à nos jours " par Thibaut Courcelle, Emmanuelle Vagnon, Sandrine Victor (éd.), 2017 Actes du colloque d’Albi, (17-18 octobre 2016, Cartes et Géomatique, revue du Comité français de cartographie (CFC), 234, Décembre 2017).  

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" La Terre. Connaissance, représentations, mesure au Moyen Âge " par Gautier Dalché, Patrick (dir.), avec Christiane Deluz, Nathalie Bouloux, Emmanuelle Vagnon, Christine Gadrat, Paul Fermon, Armelle Querrien, Turnhout, Brepols, 2013 (L’Atelier des Médiévistes 13).
 

La carte comme substitut au voyage. Cartes & géomatique, Comité français de cartographie, 2017, A l'échelle du monde. La carte : objet culturel, social et politique, du Moyen Âge à nos jours par Nathalie Bouloux.

  • Autres publications d'Emmanuelle Vagnon-Chureau

Film documentaire, La Fabrique de l’océan Indien, réalisé par Céline Ferlita et Emmanuelle VAGNON, CNRS Images, 2018.  

« L’apport du voyage en Terre sainte au savoir géographique. Le cas de Bernhard von Breydenbach », dans Damien Coulon et Christine Gadrat-Ouerfelli (dir.), Le voyage au Moyen Âge. Description du monde et quête individuelle, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2017.

« Un portulan illustré de cartes à la Renaissance, le manuscrit français 2794 de la Bibliothèque nationale de France » dans Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georges Tolias (dir.), Orbis disciplinae. Hommage à Patrick Gautier Dalché, Turnhout, Brepols, 2017

« Les cartes marines, XIVe-XVIIe siècle : une appropriation de l'espace maritime», dans Entre idéel et matériel. Espace, territoire et légitimation du pouvoir (v. 1200-v. 1640), sous la direction de Patrick Boucheron, Marco Folin et Jean-Philippe Genet, éditions de la Sorbonne/école française de Rome, 2018.

Vagnon Emmanuelle avec Ingrid Houssaye-Michienzi : “Commissioning and use of charts made in Majorca c. 1400: New Evidence from a Tuscan Merchant’s Archive”, Imago Mundi, 71:1, 2019.

Vagnon Emmanuelle : « Maximilianus Transylvanus et Pietro Martire d’Anghiera. Deux humanistes à la cour de Charles Quint », Anais de História de além-mar XX, 2019.
 

>>> La page de Matthieu Noucher et son CV.

Présentation graphique de l'Atlas critique de la Guyane - M. Noucher et L. Polidori (sortie le 17 septembre / CNRS Editions) et de l'ouvrage Les petites cartes du web. Approche critique des nouvelles fabriques cartographiques - M. Noucher (2017, Édition de la rue d'Ulm. Presses de l'Ecole normale supérieure ).

Article Mises en chiffres, mises en cartes, mises en ordre du monde rédigé par Matthieu Noucher, Irène Hirt et Xavier Arnauld de Sartre et publié sur le site EspacesTemps.net.

Article (en anglais) The Place Names of French Guiana in the Face of the Geoweb: Between Data Sovereignty, Indigenous Knowledge, and Cartographic Deregulation rédigé par Matthieu Noucher et publié sur Cartographica, University of Toronto Press.

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