

L'historienne Christine Bard évoque les actions des militantes féministes et suffragistes suite aux propos sexistes et misogynes du sénateur de la Vienne Raymond Duplantier, et la façon dont cette mobilisation a entraîné la défaite de celui-ci aux élections sénatoriales de 1935.
- Christine Bard Professeure à l'Université d'Angers, spécialiste de l’histoire des femmes et du genre
Dès les débuts de la IIIe République, à l’initiative des militantes les plus radicales telles qu’Hubertine Auclert et Madeleine Pelletier, le féminisme a profité des périodes électorales pour intensifier sa propagande et présenter des candidates et des candidats portant l’étiquette suffragiste. Ce type d’action s’est étendu aux militantes réformistes, les plus nombreuses, organisées au sein de l’Union Française pour le Suffrage des Femmes de Cécile Brunschvicg et de la Ligue Française pour les Droits des Femmes de Maria Vérone. L’attention se porte vers les circonscriptions détenues par des élus antisuffragistes. L’un d’entre eux se distingue de la masse par la violence et la vulgarité de ses propos au sénat. Il s’agit de Raymond Duplantier, avocat à Poitiers et sénateur de la Vienne depuis 1920, siégeant dans le groupe de la Gauche démocratique radicale et radicale socialiste. La Vienne est un département à majorité rurale, 59 % de la population active vit de l’agriculture. Elle est politiquement centriste, acquise au parti radical.
Raymond Duplantier, bête noire des féministes
Duplantier n’aura marqué l’histoire que pour les discours qu’il prononce au Sénat contre l'accès des femmes aux professions de notaire, avoué, huissier et greffier et contre le droit de vote et d'éligibilité des femmes. Ses grivoiseries suscitent les rires. Il compare les femmes aux poules de la basse-cour et pour justifier son refus du suffrage féminin, déclare qu’il n’est pas envisageable de donner la citoyenneté aux prostituées.
Les féministes décident de le sanctionner. Elles partent en campagne contre lui à l’approche des élections sénatoriales de 1935. Louise Weiss, avec son association La Femme nouvelle, sillonne le département de la Vienne pour convaincre le maximum d’électeurs sénatoriaux. Sa tournée, qu’elle appelle "l’expédition punitive", est suivie par une horde de correspondants de journaux, par la radio et les actualités cinématographiques. Lors des meetings à Châtellerault, Loudun, Chauvigny, Montmorillon, Lussac-les-Châteaux et Poitiers, des centaines de personnes sont présentes. A Lussac, raconte Louise Weiss, "nous lûmes aux paysans les gaudrioles de leur sénateur dont souvent les finesses ou les obscénités leur échappaient. Les paysans s’esclaffaient, et, penchés sur leurs femmes, leur donnaient des explications à voix basse". Pendant ces meetings, les femmes sont invitées à exprimer leur opinion sur le suffrage féminin par un vote qui donne 85 à 90 % d’opinions favorables.
La Ligue de Maria Vérone fait campagne de son côté. Ses affiches à Poitiers titrent "Elections sénatoriales de 1935. Les obscénités de M. Duplantier", l’homme qui a transformé le journal officiel en "publication pornographique". La police empêche les militantes de distribuer leurs tracts.
Dans L’Avenir de la Vienne, Duplantier ne se montre pas déstabilisé ; il se dit confiant, ses électeurs étant des Poitevins de bon sens, aux mœurs paisibles, qui ne s’en laissent conter par des dames venues de Paris… S’ils vont aux réunions des amazones, c’est par curiosité et pour rigoler.
Une mobilisation réussie
Le sénateur misogyne est toutefois battu au premier tour le 20 octobre 1935. Il décide alors de se retirer de la vie politique et la presse attribue sa non-réélection aux suffragistes. Si la mobilisation contre le sexisme a porté ; la victoire est en demi-teinte pour l'UFSF qui a de son côté opté pour une stratégie risquée.
En mars 1935, les féministes ont été contactées par l’ex-épouse et les deux filles de Duplantier. Les trois femmes veulent leur prêter main forte. Louise Weiss refuse, estimant que "le féminisme perdrait la face s'il épousait les querelles de ménage" mais Cécile Brunschvicg réagit tout autrement, émue par la situation misérable de ces femmes, et voyant un continuum logique dans le comportement de Duplantier. Louise L'Hermitte et ses filles ne touchent qu'une petite pension du sénateur et sont sans travail. En toute discrétion, Cécile Brunschvicg va les aider à retrouver un emploi, une formation, une maison de convalescence. Parallèlement, elle passe à l’attaque en publiant un article dans son journal, La Française, intitulé "M. Duplantier, mauvais père, mauvais mari", expliquant que "celui qui a quitté les siens pour mener une vie libre et facile n’est pas capable de comprendre ce que les revendications féministes ont de sérieux et de profond."
Dans un second article, titré "Vie privée, vie publique", elle estime que le comportement privé de Raymond Duplantier a bien un rapport avec son rôle d’homme public. Il s’ensuit un long feuilleton judiciaire. La presse locale et la justice soutiennent le sénateur qui a porté plainte pour diffamation et injures publiques. En 1937, après trois procès, la Cour de cassation tranche en faveur de la bête noire des féministes. La IIIe République court à sa perte, et persiste dans son refus d’accorder la citoyenneté aux femmes, alors que la cause est depuis longtemps gagnée dans l’opinion, à Paris comme à Poitiers.
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