

Une nouvelle histoire de vote, aujourd'hui avec l'historienne Claire Judde de Larivière
- Claire Judde de Larivière Historienne
L’élection qui nous occupe aujourd’hui n’est pas une élection politique, mais celle d’un curé.
Nous sommes à Murano, dans la lagune de Venise, en mars 1508, la fameuse île où l’on fabrique le verre depuis déjà plus de deux siècles. La scène se passe dans l’église de Santi Maria et Donato, où l’on peut encore aujourd’hui admirer les mosaïques parmi les plus raffinées de la lagune.
En effet, à cette époque, à Venise, comme dans d’autres communautés d’Occident, ce sont les paroissiens qui élisent leur prêtre, et peuvent ainsi choisir celui qui encadrera leur vie quotidienne et religieuse. C’est ce que sont venus faire ce jour-là les habitants de Murano, et si on connaît les détails de cette affaire, c’est que le résultat du vote a été contesté. Il y avait en effet plusieurs candidats, et ils ont accusé celui qui a été élu, un certain Angelo Angelo, membre d’une famille de verriers tenant l’enseigne Au Coq, d’avoir truqué le scrutin. Une cour de justice vénitienne – civile, il faut le noter – instruit donc un procès pour tirer au clair cette affaire.
Que nous raconte donc le document produit lors de cette enquête ?
C’est le gouverneur vénitien de l’île, le podestat, qui organise l’élection. Quand il arrive à Santi Maria e Donato ce jour-là, plus de 250 habitants sont déjà réunis dans l’église.
Il y a là des artisans et des ouvriers du verre, des pêcheurs et des paysans qui vivent et travaillent alentour, et des nobles vénitiens propriétaires de palais d’agrément dans l’île. Le podestat constate aussi la présence de nombreuses personnes qui n’ont pourtant rien à faire là : des enfants, des habitants d’autres paroisses, et des membres de la famille des candidats, une pratique pourtant formellement interdite par la loi.
Le crieur public prend la chaire, et proclame haut et fort que ceux qui n’ont pas le droit de voter doivent quitter les lieux, tandis que quelques habitants nommés par le podestat commencent à patrouiller dans les rangs pour expulser les derniers récalcitrants.
On ferme alors les portes et le podestat prend place à l’autel, entourés de magistrats de Murano et de Venise, pour entamer la procédure élective. Comme il commence à faire sombre, il demande que soient apportés des chandeliers, tandis que le reste de l’église tombe progressivement dans l’obscurité.
Alors, comment vote-t-on ?
Chacun leur tour, les candidats à la prêtrise sont appelés à la chaire pour se présenter, puis un à un, les votants se rendent à l’autel où ils sont inscrits par le chancelier dans un registre. Celui-ci leur remet alors une boule, à l’aide de laquelle ils doivent voter en la déposant dans l’une des deux urnes placées à l’autel, c’est-à-dire voter pour ou contre le candidat.
Non seulement la procédure est très longue, mais il faut en plus la répéter pour chaque candidat et les choses s’éternisent. Les patriciens venus de Venise s’inquiètent du retard et protestent auprès du podestat. D’abord parce que c’est illégal : il est en effet interdit de réunir des assemblées portes closes après l’ave maria, c’est-à-dire après la tombée de la nuit. Ensuite parce que le temps est mauvais, et que dehors la tempête souffle ; ils redoutent le voyage de retour en gondole vers Venise.
Le problème principal reste néanmoins l’extrême confusion qui règne dans l’église. « Jamais je n’ai vu une élection aussi confuse et si mal ordonnée » se lamente l’un des témoins.
D’une part, plusieurs membres de la famille d’Angelo Angelo sont restés voter alors que comme on l’a dit, c’est une pratique illégale. D’autre part, de nombreux jeunes ouvriers du verre ont également pris part au vote, à la demande de la famille Angelo, en échange de sommes d’argent, de farine ou de vin. Enfin, une fois le vote pour Angelo Angelo passé, plusieurs membres de l’assemblée refusent de poursuivre l’élection. Le podestat a beau menacer de garder tout le monde enfermé dans l’église jusqu’au matin, rien n’y fait. Agitation, désordre, et même destruction des urnes : le clan des Angelo ne veut plus voter.
A ce stade, de toute façon, il fait désormais complètement nuit, et il devient impossible de savoir ce qui se passe dans l’église, rendant toute tentative de contrôle inutile. Le podestat n’a d’autre choix que de lever la séance.
L’issue du procès, à savoir si l’élection est validée ou pas, nous intéresse moins que ce que cette anecdote révèle d’un aspect souvent ignoré des sociétés d’Ancien Régime : à cette époque en effet, les gens du peuple étaient fréquemment amenés à voter. A Venise, au XVIe siècle, les paroissiens élisaient leur prêtre, et comme on le voit ici des ouvriers ou des pêcheurs participaient à l’élection.
Mais plus largement, dans les institutions communales, dans les guildes ou les associations de métier, et dans les confréries, les gens ordinaires, les hommes comme les femmes, votaient régulièrement, pour élire des représentants, accepter de nouveaux membres, ou prendre des décisions collégiales.
Le vote populaire a ainsi une histoire bien plus ancienne que l’on pourrait parfois le croire.
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