Un nouvel épisode de notre chronique, aujourd'hui Athènes en 472 av. J.C. par Vincent Azoulay.
- Vincent Azoulay Directeur d’études à l’EHESS, directeur de la rédaction de la Revue Les annales, historien et anthropologue de la Grèce ancienne.
Partons d’un constat à première vue étonnant. On ne dispose d’aucun récit circonstancié de campagnes électorales à Athènes – là où s’inventa pourtant la première démocratie de l’histoire ! Les raisons en sont multiples : tout d’abord, les élections n’y avaient pas forcément bonne presse, car elles étaient considérées comme un mode de désignation aristocratique, à l’inverse du tirage au sort bien plus égalitaire ; surtout, lorsqu’il y avait des élections – par exemple pour être stratège – celles-ci étaient le plus souvent, sinon consensuelles, du moins assez apaisées : car il ne s’agissait jamais d’élire un individu isolé, à l’issue d’une féroce compétition, mais un collège de dix magistrats, ce qui rendait la concurrence bien moins rude.
Pour trouver de véritables campagnes électorales à Athènes – avec leur lot de manœuvres et d’intrigues –, il faut se tourner vers une institution célèbre, l’ostracisme, que l’on peut considérer comme une élection à l’envers, puisqu’il s’agissait pour les hommes politiques de ne surtout pas être élu !
On connaît bien le fonctionnement de cette institution-phare de la démocratie athénienne : à la suite des réformes de Clisthène, les Athéniens mirent en place une mesure exceptionnelle visant à empêcher le retour de la tyrannie : chaque année, le peuple pouvait décider d’exiler une personnalité jugée trop influente pour une durée de dix ans. L’ostracisme se déroulait en deux temps. Au sixième mois de l’année, un premier vote à mains levées décidait de l’opportunité de lancer une telle procédure. Si le principe était accepté, un second vote, secret cette fois, se tenait deux mois plus tard pour désigner le condamné. Le vote s’effectuait sur des tessons de céramique (ostraka), où les citoyens écrivaient le nom de celui qu’ils voulaient ostraciser. L’individu qui recueillait le plus de suffrages était alors exilé, à condition de réunir un quorum d’au moins 6 000 votants.
L’ostracisme s’apparentait donc bien à une sorte de « élection présidentielle » à l’envers, avec un scrutin uninominal à un tour et un vote à bulletin secret, précédé par une véritable campagne se déroulant entre le premier vote (déclenchant la procédure) et le second (désignant le malheureux élu !) : c’était dans cet intervalle que pouvaient se forger des ententes ou s’ourdir des manipulations.
Le cas de Thémistocle, le vainqueur de la bataille de Salamine en 480 contre les Perses, est à cet égard éclairant. Il fut ostracisé par les Athéniens en 472, après avoir été l’objet d’une campagne de dénigrement systématique. Grâce à l’analyse fine de centaines de tessons retrouvés sur l’Agora, les archéologues ont même pu établir que ses adversaires préparèrent à l’avance des dizaines de tessons à son nom – écrits par la même main –, pour les distribuer le jour du vote et faciliter la désignation !
Et les noms d’oiseaux volaient à cette occasion. En effet, la lecture de certains ostraka ne se limitent pas à indiquer le nom du citoyen visé, mais précisent le motif qui justifie son expulsion. Sur l’un des tessons retrouvés sur l’Agora, le même Thémistocle se voit ainsi traité d’« enculé » (katapugon) : loin de relever du simple dérapage verbal, l’injure avait une portée politique, dans la mesure où un citoyen d’âge mûr ne pouvait, sous peine de dégradation civique, adopter une attitude passive dans le cadre d’une relation homosexuelle (qui, en elle-même, n’avait rien d’illicite). Au-delà de l’anecdote, l’ostracisme apparaît comme une façon, pour le peuple, de définir les normes de comportements attendus par ceux qui briguaient les magistratures, y compris en matière sexuelle.
Car tel est bien le point crucial qu’il faut ici retenir. Au-delà de ceux qu’elles visaient nommément, ces anti-campagnes électorales exerçaient une influence profonde sur la vie politique de la cité. D’après Plutarque, c’est parce que Périclès craignait d’être ostracisé – comme son père l’avait été – qu’il aurait pris le parti du peuple (dèmos). Telle une épée de Damoclès, l’ostracisme représentait une menace perpétuelle planant au-dessus des Athéniens influents, les incitant à se conformer aux attentes populaires.
Faudrait-il aujourd’hui instituer une telle procédure, aboutissant à l’exclusion temporaire de l’un des prétendants au pouvoir présidentiel ? Peut-être une telle mesure inciterait-elle à modérer les ardeurs de certains candidats et à faire taire les propositions les plus ineptes qui circulent aujourd’hui en ces temps de surenchère identitaire !
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