Peut-on mesurer le bonheur ? Le think tank la Fabrique Spinoza publie aujourd'hui son "PIB du bonheur". Une nouvelle tentative de rendre incontournables des mesures alternatives au PIB. Comment les nouveaux indicateurs tentent-ils de s'imposer ? Dossier de Catherine Petillon
- Claudia Senik professeure d’économie à Sorbonne Université et à l'École d'économie de Paris. Elle dirige l'Observatoire du bien‐être du CEPREMAP et est directrice adjointe du CEPREMAP (Centre pour la Recherche Economique et ses Applications).
- Rémy Pawin Agrégé et docteur en histoire contemporaine, professeur d’histoire-géographie au lycée Louise Michel à Bobigny et chercheur associé au laboratoire BONHEURS (INSPE Cergy-Pontoise)
Compter ce qui compte, et interpeller les politiques. C'est l'objectif du "PIB du bonheur". C'est comme ça que La Fabrique Spinoza appelle son nouvel indicateur du bien-être. 72% des personnes interrogées souhaitent que le bonheur soit une priorité politique majeure. Et si 28% se disent très heureux, 3% déclarent « avoir la pire vie possible à leurs yeux », explique Alexandre Jost, fondateur du think tank. Ce qu'il met en avant, c'est la volonté de partir du ressenti du citoyen, à travers 47 questions subjectives.
Bonheur : de grandes inégalités entre les Francais (A. Jost)
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« Notre espoir c’est que toutes les politiques publiques à venir soient évaluées à l’aune de ces critères », ajoute Alexandre Jost
La remise en cause du PIB (Produit intérieur brut) comme critère unique d’évaluation du bien-être ne date pas d’hier. Depuis une quarantaine d’années, économistes, philosophes, psychologues, ONG s’efforcent de défendre des indicateurs alternatifs de richesse alternatifs. Et de ne pas se limiter à évaluer la production d’une économie nationale comme le fait le PIB. Dès 1972, le Bhoutan a imaginé le « bonheur national brut ». Et partout dans le monde, de nouveaux instruments de mesures se sont développés. Comme l’indicateur de développement humain (IDH) des Nations Unies (qui évalue, l’espérance de vie, accès à l’éducation...). "Comment va la vie ?", scanne de son côté l’enquête de l’OCDE.
L’impératif du bonheur
De quoi l’inflation de ces indicateurs est-elle le signe ? D’abord « de la consécration du bonheur. Il est devenu une valeur centrale de la société française contemporaine, qui oriente nos pratiques et nos conduites", estime Rémy Pawin, auteur d’une Histoire du bonheur en France depuis 1945. Et c’est quelque-chose d’assez récent : "Le bonheur a longtemps été quelque chose de déconsidéré, jugé égoïste. Après la Seconde Guerre mondiale, il faut produire, retrousser ses manches. Dans les années 50, l’idée du bonheur commence à faire son chemin. » Pour l’historien, on peut véritablement parler de « conversion au bonheur » de la société.
« Aujourd’hui, il y a un devoir de bonheur. Ce n’est plus "il faut être pieux", "il faut être glorieux ", mais "il faut être heureux" »""
Remy Pawin, historien : la conversion au bonheur
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Désormais, le bonheur fait aussi l'objet d'une mode et, très largement, d'une instrumentalisation. Parmi les promoteurs du bonheur, il y a certes des intellectuels, des chercheurs, mais aussi le marketing, les entreprises, qui utilisent le bonheur pour mieux vendre.
Des enquêtes subjectives enfin reconnues
Le 27 septembre 2015, le gouvernement a publié son premier rapport annuel sur « Les nouveaux indicateurs de richesse ». Il y est obligé par une loi du 13 avril 2015. Il s’appuie sur dix indicateurs élaborés par France Stratégie et le Conseil économique, social et environnemental (CESE). « Mais un seul d’entre eux, « la satisfaction dans la vie » est subjectif », déplore Alexandre Jost .
Ces dernières années ont néanmoins vu l’émergence et la structuration de tout un champ de recherche autour du bien être subjectif. Et de l'idée de faire du bonheur d'un indicateur économique. C'est la spécialité de l'économiste Claudia Senik, professeure à l'Université Paris-Sorbonne et à l'école d'économie de Paris, et auteur de
l'Economie du bonheur.
Pour elle, la commission menée en 2009 par les Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen et Jean–Paul Fitoussi (
Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social
) a, en France, constitué un tournant. « Mesurer la richesse au-delà du PIB, c’était en quelque sorte le mot d’ordre, le slogan.Cela a donné une forme de légitimité aux enquête subjectives. Et entre ceux qui pensent que le PIB n’est pas l’objectif à atteindre, et le fait que ce soit un indicateur imparfait et que l’on puisse mesurer d’autres choses, cela a créé un appel d’air », estime Claudia Senik.
« Il est rentré dans les esprits que gouverner, c’est mesurer.»
Dès le mois de juin prochain, l’INSEE lancera une nouvelle enquête, établie par Claudia Senik et son équipe au sein de l’Observatoire du bien- être du Cefremap (Centre pour la recherche en Economie et ses applications) Un questionnaire de 20 questions subjectives de satisfaction (ont-ils ressenti de la joie, de l’inquiétude, de la confiance… ) « _L’objectif est de mesurer les différentes dimensions du bien-être dans la vie des gens et répondre un peu aux questions que la recherche s'est posé , comme : pourquoi sur le long terme les gens ont l'air ne pas être plus heureux, même quand l'économie va mieux ? Pourquoi les Français se disent-ils si malheureux ? _» Cette enquête viendra compléter les questions sur « le bien-être subjectif », posées depuis 2010 dans l’enquête annuelle sur les ressources et conditions de vie (SRCV)
Claudia Sénik : une nouvelle enquête de l'INSEE
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Mesurer à haute fréquence
Pour la Fabrique Spinoza, l'enjeu de leur nouvel indicateur est aussi d'offrir une photographie en temps réel. « Les indicateurs alternatifs existants sont soit très simples et difficiles à exploiter , soit complexes et peu fréquents, et publiés 18 mois après la collecte de données . Le caractère subjectif de nos questions permet d’administrer de manière rapide les enquêtes – contrairement aux longues compilations de statistiques », explique Alexandre Jost. L'objectif est de public cet indicateur tous les trimestres.
Alexandre Jost : un questionnement subjectif
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Pour répondre à cette même problématique de réactivité, l’Observatoire du bien-être du Cefremap travaille lui avec le Medialab de Science Po et l’OCDE, à la création d’un « indice de bien être Big Data ». Un indicateur basé sur les recherches des internautes sur Google, afin de suivre en tant réel l'évolution du bien-être et de l'angoisse « On n’apprend pas forcément des choses étonnantes, mais le big data permet, en fonction de ce que les gens cherchent sur Google, de faire un suivi en temps réel. Ce que les Anglo-saxons appellent le « nowcasting ». Cela comble le vide entre les enquêtes sur les conditions de vie des ménages », explique Claudia Senik
Claudia Senik : mesurer à haute fréquence le bonheur grâce à Google
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Réécoutez Claudia Sénik qui parlait de son ouvrage sur l'Economie du bonheur dans La Grande Table en 2014
Trouver la bonne échelle
« Les indicateurs de bien-être et de soutenabilité doivent entrer dans un nouvel âge, performatif : après avoir mesuré pour comprendre, il nous faut à présent mesurer pour changer. Évaluer pour évoluer », écrit l'économiste Eloi Laurent dans [un numéro très complet de la revue de l’OFCE](http://dans un numéro très complet de la revue de l’OFCE) consacré à la mesure du bien -être et de la soutenabilité.
Reste que la multiplicité des indicateurs et l’absence de consensus peut à certains égards apparaître comme le signe de leurs limites. Pour l'économiste Florence Jany-Catrice « la portée des indicateurs retenus dépend du fait que les acteurs qui les élaborent travaillent sur les territoires ou avec eux. ( ...) La dimension territoriale est un point aveugle de nombreux travaux et analyses sur la mesure du bien-être » écrit-elle dans cette même revue
Associer les citoyens, c’est précisément ce qu’a fait le Comité de développement de Toulouse Métropole, une structure bénévole chargée de faire des préconisations à la ville. «Aujourd’hui ce sont souvent les critères financiers qui sont utilisés pour piloter les collectivités. Rarement on entend "que pourrait-on faire pour mettre en avant le bien-être.?" Nous souhaitions à la fois questionner le citoyen sur son bien-être, et le remettre au centre des préoccupation_», explique Eric Peyrucain. Ce citoyen engagé fait partie de ceux qui au Codev se sont lancés d’eux–mêmes dans un travail sur les indicateurs de bien-être - avant d’être finalement officiellement saisis du sujet par le Président de Toulouse Métropole. Ils s’apprêtent à lui rendre leurs préconisations, résultats d’une expérience menée dans deux communes de Toulouse Métropole, Cugnaux et Villeneuve-Tolosane : une enquête participative sur le bien-être des citoyens. « Ce qui ressort, tout public confondu, c’est le besoin de lieux pour se retrouver avec ses amis, sa famille... La collectivité peut s'en saisir et se demander si elle a assez de marchés, de salles de sport; de promenades; et s’interroger sur cela au moment de faire son prochain budget d’investissement », détaille Eric Peyrucain.
Eric Peyrucain : une expérimentation pour Toulouse Métropole
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« La leçon, c'est que des indicateurs, il y en a plein ; l’important n'est pas tant l'indicateur que le chemin pour y arriver. Choisir le bon, cela requiert de partir des besoins des citoyens. »
Faire participer les citoyens à la définition de leur propre bien-être, voilà une piste qui figurera parmi les préconisations que le Codev remettra bientôt aux élus de Toulouse Métropole.
Réécoutez Florence Jany-Catrice dans Les Carnets de l'économie , sur la mesure du bien être dans les territoires (avril 2016)
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