

C'est le mot qui a marqué l'industrie du disque et nos habitudes musicales l'an dernier : le streaming. En France, pour la première fois, ses gains ont dépassé ceux générés par le téléchargement au 1er semestre 2014, selon le Snep. Enquête d'Eric Chaverou.
- Pascal Nègre pdg de Universal Music France
- Yves Riesel Fondateur et président de la plateforme Qobuz
Figure du disque en France et président de la société civile des producteurs phonographiques (SCPP), Pascal Nègre voit dans le streaming « une révolution », qui trône d’ailleurs au mur de son immense bureau dominant Paris, au milieu de dizaines de disques d’or. Avec un coffret pour célébrer les 2,6 milliards de flux obtenus par le Dj suédois Avicii ! :
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Le dirigeant d’Universal Music suit de très près le développement en France de ces flux. L’usage est acquis : passer d’un objet à un accès. Du disque ou du fichier téléchargé à l’écoute, via des serveurs. Mais une question majeure demeure : comment nous faire passer du gratuit au payant ? Et déclencher des abonnements !
Nos données en ligne sont une des clés et Universal et Havas viennent ainsi de s’allier pour exploiter et monétiser les « données comportementales » des fans de musique. « Nous voulons continuer à trouver de nouvelles sources de revenus et d’opportunités marketing pour l’ensemble de nos artistes dans le monde. C’est pourquoi nous allons pousser encore plus loin l’analyse et l’activation des big data en notre possession » , justifie dans Le Monde Lucian Grainge, le patron britannique du numéro un mondial de la musique et de Pascal Nègre. Apple, qui prépare son très attendu service de streaming, vient d'ailleurs d'acheter la société britannique d'analyses de données musicales Semetric. Pascal Nègre précise que des millions de personnes transmettent déjà volontairement leurs goûts et qu'internet permet désormais un lien direct avec le consommateur dans ce qu'il qualifie de quatrième révolution du disque dans le numérique :
L'usage de Youtube est écrasant chez les digital natives
Aujourd’hui, 2 millions de Français seraient abonnés à un service de streaming (+ 35% par rapport à 2013) : 1/3 directement, 2/3 via leurs abonnements téléphoniques mobiles (lire en bas de page). Mais l’écrasante majorité se rend sur Youtube, en particulier les jeunes. Professeur à l'Université de Nantes, Philippe Le Guern étudie la musique et ses publics depuis une dizaine d'années. Responsable de l’ANR « Musimorphoses », il s'est justement penché sur les habitudes des 6-25 ans. Premier enseignement : pratiquement pas d'abonnement payant (seul 3%).

Et une très très grande majorité qui passe par Youtube pour tester les refrains puis convertir les fichiers vidéo en fichiers audio et pouvoir se les partager, transférer via bluetooth dans les cours de collège. Quand ce n'est pas désormais pour les diffuser sur une enceinte wi-fi à l'occasion d'une longue récréation. La Hadopi s'est d'ailleurs récemment inquiétée de ce phénomène en déclarant que « 41 % des consommateurs de musiques, de films ou de séries ont déjà utilisé des convertisseurs pour transformer de la musique ou un film diffusés en streaming en ficher audio ou vidéo ».
Ces jeunes profitent de la sérendipité, c'est-à-dire du passage d'une référence à une autre par hasard. Mais sans véritable élargissement du champ des goûts initiaux ni sortie du mainstream. Quant aux collectionneurs de vinyles, ils sont devenus « rarissimes » à ces âges, où l'objet collector est devenu le CD ! Philippe Le Guern :
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Comment alors faire payer les digital natives ?
Impossible chez les plus jeunes, assure Philippe Le Guern. D'autant que « pour la plupart d'entre eux, la notion d'illégalité est devenue sinon confuse, du moins même incompréhensible. Ils vont vous répondre : la radio pour l'écoute, on ne paye pas, pourquoi je ne pourrai pas télécharger de la même façon ». Mais une piste sérieuse est venue de plusieurs réponses d'étudiants, prêts à débourser jusqu'à 10-15 euros par mois pour un super Netflix multi contenus (musique, cinéma, séries). Philippe Le Guern :
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Et vous ? Voici vos réponses sur les réseaux sociaux :
La qualité du son et le soin discographique pour se distinguer
Alors que les plateformes se multiplient, avec par exemple ce vendredi un investissement massif du producteur rappeur Jay-Z, et que la Fédération internationale de l'industrie phonographique (Ifpi) en recensaient déjà 450 dans le monde en mars dernier (!), l'essentiel est de sortir du lot. Par le catalogue proposé, à coup de millions de titres, par les algorithmes de recommandation de morceaux, ou par les facilités de partage ou techniques, avec de plus en plus du hors connexion qui évite de devoir être en ligne pour écouter.

Une plateforme française, Qobuz, a elle fait le pari dès 2008 de la qualité du son proposé : qualité CD, voire supérieure. Pari payant dans tous les sens du terme, et vous nous l'avez dit dans vos tweets.
Les prix à la baisse du matériel hi-fi et le développement d'enceintes sans fil ou de casques de qualité y ont contribué.
Yves Riesel, le PDG de cette société développée dans 8 autres pays européens, souligne d’ailleurs avec d’autres que le MP3 serait mauvais pour la santé, et que le succès d'une plateforme vient de l'humain que l'on y met. Lui qui loue les mérites de ses « 17 personnes déchaînées qui passent leurs journées à trier les petits pois parmi les nouveautés » et parle d' « une industrie un peu débile, qui a régressé en qualité, sans que personne ne s'en soucie, c'est quand même assez rare des choses pareilles » :
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D’autres services misent sur leurs mécanismes ou l'originalité de leurs recommandations musicales, comme RF8, pour Radio France, ou Soundsgood, très jeune start up parisienne aux sélections réalisées par des "influenceurs". Tout juste revenu de dix jours à San Francisco pour présenter son bébé, son co fondateur, Josquin Farge, nous l'a décrit :
"Il y a de l'info obésité pour la musique : 30 millions de titres, et maintenant qu'est-ce que je fais ? Nous, nous permettons de compter sur un expert, un influenceur."
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"Le streaming a franchi une première étape"
Et dans cette profusion, un autre français ambitionne de devenir "le Google de la musique" : Blitzr. Un site portail qui n'héberge pas de contenu mais renvoie vers Youtube, Soundcloud et Bandcamp et propose du plus grâce à des éléments d'information sur l'artiste et même des produits dérivés ou des places de concert. Bertrand Sebenne, fondateur et pdg de Blitzr, basé à Pessac et primé au San Francisco Music Tech Summit :
"Aujourd'hui, on va arriver dans une deuxième phase et pouvoir proposer un contenu qualitatif en plus que la simple offre de streaming en tant que tel, pour améliorer son expérience."
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La colère de certains artistes
Mais ces offres, y compris chez les plus grands comme Spotify ou Deezer manquent souvent de têtes d'affiche. Pour des questions de droit, mais aussi parce que pour certains artistes, le streaming doit surtout augmenter au plus vite leurs marges.
Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman ou Axel Bauer ont ainsi boycotté ces plateformes en attendant de gagner davantage, ainsi que Taylor Swift, aux Etats-Unis, ou Thom Yorke, le leader de Radiohead, en Grande-Bretagne.
Le célèbre de producteur de rap américain Jay-Z vient lui directement de débourser 50 millions d'euros pour s'offrir le norvégien Aspiro, qui gère deux services de streaming. Façon qui sait de répéter le superbe coup gagnant de rival de la côte ouest Dr Dree, qui avait vendu Beats Electronics à Apple pour 3,2 milliards de dollars !
Principal gestionnaire des droits des artistes et musiciens français, l’Adami et son directeur général Bruno Boutleux se sont même payé une page dans le Monde pour revendiquer une nouvelle donne, infographie à l'appui (calculs contestés par des professionnels que nous avons rencontrés) :
Streaming : les revendications de l'Adami, par son directeur Bruno Boutleux
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Une nouvelle donne financière viendra peut-être aussi des opérateurs de téléphonie mobile, pour qui le streaming musical est devenu une offre indispensable.
Bouygues vante ainsi en ce moment sa récente alliance avec Spotify, alors que SFR compte sur Napster et qu'Orange vient de modifier son ticket gratuit avec Deezer. Tous les deux ayant été pionniers en la matière, raconte Virginie Lazès, directrice associée chez Bryan Garnier.
Celle qui suit les nouvelles technologies depuis près de 20 ans explique notamment que « le streaming musical est devenu essentiel pour ces opérateurs dans une problématique 4G. (...) Finalement, pour pouvoir dégager une profitabilité sur la 4G, ils doivent donner envie à leurs abonnés de consommer. Et c'est dans la consommation de data au-delà du forfait qu'ils pourront arriver à une profitabilité supplémentaire. D'où l'enjeu ! ».

Il leur faut donc désormais proposer davantage que du simple internet mobile sur les smartphones, surtout à des clients très volatiles comme les adolescents, particulièrement friands de téléphonie mobile, de musique et de réseaux sociaux. Des ados souvent aussi prescripteurs d'achat dans ces domaines pour le reste de la famille.
Écoutez Virginie Lazès :
"Le streaming est devenu une composante essentielle pour les opérateurs mobile dans une problématique 4G. Pour pouvoir dégager une profitabilité, ils doivent pouvoir donner envie à leurs abonnés."
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