

"Si le vent tombe", "Vers la bataille", "Des hommes" sont trois films hantés par des histoires de la grande Histoire, qui s'inscrivent dans un genre majeur et problématique du 7ème Art : le film de guerre. Rencontre avec les cinéastes Nora Martyrosian, Aurélien Vernhes-Lermusiaux et Lucas Belvaux.
- Aurélien Vernhes-Lermusiaux Réalisateur
- Raphaël Clairefond Critique de cinéma, rédacteur en chef de la revue So Film
- Dominique Païni Théoricien, écrivain, critique et commissaire de d’exposition
- Lucas Belvaux Réalisateur et acteur
- Diane Dufour directrice du BAL
- Nora Martirosyan Cinéaste
Ils sont trois, dans la vaste armée de films qui se livrent bataille pour accéder aux grands écrans retrouvés, deux présentent leur premier long-métrage, le troisième en est déjà à son onzième. Les réunit leur inscription, fut-ce par la bande, dans un genre majeur, et problématique, du 7e Art : le film de guerre. Mais pas tant ce que les hommes font à la guerre que ce que la guerre fait aux hommes. Des films donc hantés par des histoires, de l’Histoire, avec sa grande hache, et par des fantômes du passé. Et par des territoires, aussi, et ce qu’y vivent et y voient des Français projetés là, bon gré mal gré, comme des éléments hétérogènes qui devront y trouver leur place. Ou comment, par le cinéma, par l’image et le son, faire mémoire et archives des vivants et des morts. Avant, pendant, après la guerre : Nora Martirosyan, Aurélien Vernhes-Lermusiaux et Lucas Belvaux sont dans Plan Large aujourd’hui, et avec elle et eux leurs beaux films respectifs : Si le vent tombe, Vers la bataille, Des hommes.
"Si le vent tombe" de Nora Martyrosian, l'archive d'un espoir
Si le vent tombe raconte l’histoire d’un pays qui n’existe pas, et pourtant si. C’est ce qu'a voulu filmer Nora Martyrosian, prouver, par l’absurde, l’existence d’un pays, le Haut-Karabagh. Sans le savoir, Nora Martyrosian a filmé un entre-deux-guerres, depuis l’opération "Poing d’acier" survenue fin septembre 2020, où l’Azerbaïdjan a reconquis la majeure partie de cette enclave arménienne autoproclamée république autonome. Un an après sa sortie prévue en plein début du deuxième confinement, Si le vent tombe est passé de la fiction à l'archive.
Le défi, c’était de donner l’existence à quelque chose qu’on ignore. Il fallait donner corps à un territoire, donner corps aux corps des habitants et donner corps à leurs espoirs et leurs peurs. Quand j’y suis allée pour la première fois en 2009, j’ai été tellement saisie par l’absurdité de la situation de ce pays que ça me semblait presque fictif. Il me semblait qu’en faisant un documentaire, je n’aurais pas pu traduire cette force, cette envie d’envol que le pays proposait. Je me suis dit qu’il fallait en faire un film de fiction. C’était un long chemin de fabrication et d’écriture de scénario pour que ça corresponde à la découverte de ce lieu, pour que ce ne soit ni trop pédagogique, ni trop analytique. Alors comment trouver un équilibre ? Je devais raconter quelque chose en partant de zéro. Ce n’est pas un film d’après-guerre, mais un film de cessez-le-feu. C’est l’archive d’un rêve, d’un espoir plus qu’une archive géographique. Ce film a été emporté par cette folie des hommes.
Nora Martyrosian

"Vers la bataille", de Aurélien Vernhes-Lermusiaux, ou comment interroger la trace
Le cinéaste Aurélien Vernhes-Lermusiaux s'est intéressé à un autre conflit oublié, celui que Napoléon III a mené au Mexique, de 1861 à 1867, pour y installer un empire latin et catholique sous influence française, avec à sa tête Maximilien d’Autriche. Vers la bataille se passe au Mexique donc, en 1863 et filme un photographe, interprété par Malik Zidi, et son imposant matériel, un personnage qui est en retard permanent sur l’événement et court derrière les batailles. C’est toute la question de la représentation de la guerre que Aurélien Vernhes-Lermusiaux pose dans son film.
Aux prémices de cette histoire, il y a l’envie de raconter les précurseurs, les premiers à avoir utilisé des outils. J’avais envie de raconter l’histoire de celui qui aurait pu être le premier photographe reporter de guerre, que l’on peut attribuer au peintre et photographe Jean-Charles Langlois. Quand j’ai préparé le film, je me suis vite retrouvé au Mexique et j'ai découvert une histoire dont on ne parle pas, sauf les universitaires, alors qu’elle est extrêmement importante au Mexique. J’ai voulu interroger la photo, et la trace. (…) Après, il y avait la question de la représentation de la guerre. Je voulais lutter contre l’esthétique du trop-plein, contre le spectaculaire. Je voulais rendre la guerre à la fois immersive, mais par ses interstices. L’émotion ne doit pas naître du champ de bataille mais des conséquences de la guerre.
Aurélien Vernhes-Lermusiaux
"Des hommes", de Lucas Belvaux ou l'envie de réparer
Comme souvent chez Lucas Belvaux, il y a plusieurs films en un avec plusieurs points de vue sur une réalité. Dans son nouveau film Des hommes, adapté du roman éponyme de Laurent Mauvignier, il y a des jeunes gens de 20 ans, extraits de leur campagne pour faire leur service militaire sur un territoire où se mène une guerre qu’on refuse de nommer comme telle, et des hommes blessés, à l’orée de la vieillesse, qui 40 ans après subissent encore les conséquences de ce qu’on n'appelait pas encore à l’époque un stress post traumatique. On sait les difficultés qu’a toujours eues le cinéma français à représenter la Guerre d’Algérie, on a vu récemment comment, avec le rapport commandé à l’historien Benjamin Stora par le président Emmanuel Macron, il est toujours compliqué aujourd’hui, 60 ans après les accords d’Evian, de réveiller la mémoire enfouie de cette guerre sans nom, comme l’appelait Bertrand Tavernier dans le documentaire pionnier qu’il lui avait consacré en 1992.
Un des sujets du film, c’est une guerre qui a été peu racontée par ceux qui l’ont faite. On se rend compte aujourd’hui qu’on n’a pas voulu les écouter, ni les entendre. Le film parle de ce traumatisme et non de la guerre en elle-même. C’est un film sur les revenants, sur le traumatisme, sur la mémoire, et y compris sur ceux qui ne l’ont pas faite. Ça reste un enjeu dans la société française. (…) Cette génération a porté collectivement les crimes de quelques-uns, il fallait pouvoir parler de ça et de ce non-dit qui plane et qui continue à pourrir le regard historique et le discours politique. Il est grand temps d’en parler avec la tête froide car c’est une guerre encore instrumentalisée des deux côtés.
Lucas Belvaux

Sur vos écrans cette semaine
The Father, de Florian Zeller, c'est l'histoire d'un ancien danseur octogénaire pris dans les méandres de la maladie d’Alzheimer, incarné par Anthony Hopkins. Le film a remporté deux Oscars, dont celui du meilleur acteur.
Des enfants qui font des ballons avec des préservatifs, et exposent ainsi au vu de tous les secrets d’alcôve d’un village tibétain, c’est Balloon, en tibétain dans le texte, le troisième long métrage de Pema Tseden, après le beau succès en salles de Jinpa, un conte tibétain, il y a trois ans.
Paris Stalingrad, le documentaire de Hind Meddeb et Thim Naccache, retrace quant à lui les luttes incessantes pour le territoire entre migrants, là encore, et forces de police autour du Bassin de la Villette à Paris, où quand la défense des frontières se projette à l’intérieur d’un quartier.
Et puis défense des frontières encore, et refus de considérer la part étrangère de la société, cette fois au Japon, c’est le formidable Hospitalité, de Kôji Fukada, un film de 2010 qu’on redécouvre aujourd’hui après le succès surprise, l’été dernier, de L’Infirmière. L’occasion de découvrir comment, 6 ans avant Harmonium, le cinéaste travaillait déjà le motif de l’invasion domiciliaire, pour mieux révéler l’étroitesse d’esprit de la société japonaise, le tout sous la forme d’un réjouissant exercice de saturation de l’écran.
Un regard néo-pasolinien sur deux jeunes ragazzi au cœur de la Sicile, un fils de ferrailleur au regard buté et un jeune migrant nigérian plein d’espoir, dont les destins sont mis en parallèle jusqu’à une rencontre rêvée, c’est Il Mio Corpo, de Michele Pennetta, qui brouille les frontières entre fiction et documentaire.
"Wang Bing, l'œil qui marche", une exposition à ne pas rater
L'exposition Wang Bing, l’œil qui marche, est à voir jusqu'au 14 novembre au Bal à Paris, et propose une mise en espace des films de cinéma et de vidéos par le documentariste des grandes vies minuscules des laissés pour compte du virage capitaliste pris par la Chine ces 20 dernières années. A l’Ouest des rails, A la folie, L’Homme sans nom et d’autres encore y sont très intelligemment accrochés dans une scénographie qui propose une vraie lecture de cette œuvre de grande ampleur, et permet d’aller au fond de l’organisation organique de chaque film de ce grand inventeur de formes qu’est Wang Bing. Diane Dufour et Dominique Païni sont les co-commissaires de cette exposition, nous les avons rencontrés lors de son inauguration.
On vous recommande aussi le volumineux catalogue de l'exposition, co-édité par Le Bal et delpire & co. Et pour voir ses films, en salle, la rétrospective Wang Bing à la Cinémathèque française, ce sera du 9 au 26 juin. On signale encore un livre d’Antony Fiant aux éditions Warm : Wang Bing, un geste documentaire de notre temps.

La chronique de Raphaël Clairefond
En fin d'émission, la chronique de Raphaël Clairefond, rédacteur en chef de la revue SoFilm qui s'intéresse ce mois-ci au "désastre" du film Vercingétorix, de Jacques Dorfmann, sorti en salles en 2001 avec en rôle titre, Christophe Lambert. C’est peu dire que le film fut alors fraichement accueilli par la critique : "le bide du siècle" pour Télérama, une "série Z hypertrophiée" pour Les Inrockuptibles, "des moments inoubliables de comique involontaire" pour Michel Ciment dans Positif, "une nullité sans nom" pour Le Nouvel Observateur ... Pas mieux à l’international : "C’est comme si Ed Wood tentait de faire un remake de Braveheart. En Bulgarie", écrira un critique anglo-saxon. La revue SoFilm, dans le dossier de son nouveau numéro consacré aux blockbusters à la française, revient sur l’accident industriel que fut le tournage du film aux 3 bidets d’Or en 2001.
Extraits et musiques de films
- Si le vent tombe, de Nora Martyrosian en salles depuis le 26 mai
- Vers la bataille, de Aurélien Vernhes-Lermusiaux en salles depuis le 26 mai
- Des hommes, de Lucas Belvaux, en salles le 5 juin
- Vers la bataille, de Aurélien Vernhes-Lermusiaux en salles depuis le 26 mai
- Montage sonore des sorties de la semaine du 26 mai 2021 : Il Mio Corpo, de Michele Pennetta ; The Father, de Florian Zeller ; Balloon, de Pema Tseden ; Paris Stalingrad, de Hind Meddeb et Thim Naccache ; Hospitalité, de Koji Fukada
- Vercingétorix, la légende du druide roi, de Jacques Dorfmann (2001)
- Sonia Lacen, Le rêve d'un homme (2001)
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