Des esclaves de cinéma

Scène du film "Amistad", de Steven Spielberg (1997)
Scène du film "Amistad", de Steven Spielberg (1997) ©Getty - DreamWorks / Getty Images
Scène du film "Amistad", de Steven Spielberg (1997) ©Getty - DreamWorks / Getty Images
Scène du film "Amistad", de Steven Spielberg (1997) ©Getty - DreamWorks / Getty Images
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Qu’est-ce que l’évolution de la représentation de l’esclavage au cinéma dit de nos sociétés ? Les films sur l’esclavage en disent-ils plus sur le présent de leur fabrication que sur le passé qu’ils évoquent ? Éléments de réponse, avec Hélène Charlery et Antoine Guégan.

Avec
  • Antoine Guégan ATR à l'Université Jean Jaurès à Toulouse
  • Hélène Charlery Maîtresse de conférences en civilisation américaine, civilisation économique, études filmiques à l'Université de Toulouse 2
  • Charlotte Garson Rédactrice en chef adjointe des Cahiers du cinéma

Toute cette semaine, France Culture s’est associée à la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, en ce 20ème anniversaire de la loi Taubira, qui pour la première fois en France reconnaissait l’esclavage et la traite comme crime contre l’humanité. 

Pourquoi a-t-on tant de mal à représenter cette partie de notre passé ?

Face à une histoire officielle longtemps oublieuse, des deux côtés de l’Atlantique, le cinéma, art populaire par excellence, avait vocation à être le candidat parfait pour contribuer à constituer une mémoire collective en réveillant des traumas profond, et à transformer des films en autant de lieux de mémoire, comme dirait Pierre Nora. Or, même s’ils traversent toute l’histoire du cinéma, depuis la première adaptation pour le grand écran de La Case de l’Oncle Tom par le pionnier du cinéma Edwin S. Porter en 1903, force est de constater qu’ils sont rares, les films à avoir représenté de front l’esclavage, plus rares encore ceux à avoir trouvé la forme, la narration et la distance adéquates pour mettre en image et en récit ce qui reste encore aujourd’hui l’un des tabous de la société américaine, et en France, c’est encore pire. 

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Qu’est-ce que l’évolution de la représentation de l’esclavage au cinéma dit de celle de nos sociétés ? Les films sur l’esclavage en disent-ils plus sur le présent de leur fabrication que sur le passé qu’ils sont censés évoquer ? C’est ce à quoi nous allons tâcher de répondre avec nos invité.es, dans Plan Large : Hélène Charlery, maîtresse de conférences à l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, dont les travaux de recherche portent sur les représentations des identités raciales et de genre dans le cinéma contemporain américain mainstream et Antoine Guégan doctorant à l’Université Gustave Eiffel, ATR à l'Université Jean Jaurès à Toulouse et qui travaille actuellement sur une thèse qui retrace 110 ans de représentations de l’esclavage dans le cinéma américain.

Le mythe du Vieux-Sud, un genre en soi

Premier Oscar décerné à une actrice afro-américaine pour Hattie McDaniel, Autant en emporte le vent, de Victor Fleming, plus encore que le roman, best-seller dès sa parution en 1938, représente l’acmé d’une offensive victorieuse d'une guerre culturelle menée par le Sud défait dans la guerre de Sécession : l’idéologie de la "Cause perdue", et le mythe du Vieux-Sud, qui a déjà imprimé sa marque dans les imaginaires avec le succès immense de Naissance d’une nation, le chef-d’œuvre problématique de David W. Griffith en 1915. Ces deux films appartiennent à un genre cinématographique en soi, le mélodrame sudiste, avec ses codes, et ses absences, dont le dernier avatar sera le remake par Sofia Coppola des Proies de Don Siegel, en 2017. 

"The Lost Cause", ou "La Cause Perdue" en français est un phénomène qui commence pendant la période de la Reconstruction, et qui représente la vraie blessure pour le Sud, lorsqu’il est battu militairement par le Nord et se voit contraint de suivre une politique assez forte. C’est une véritable humiliation. Pour prendre leur revanche, c’est une guerre culturelle que le Sud déclare, qui va d’abord s’inscrire dans la littérature avec des auteurs comme Thomas Nelson Paige, Thomas Dixon qui sera l’écrivain de "The Clansman", qui deviendra "Naissance d’une nation" quand D.W. Griffith l'adaptera au cinéma, ou encore Margareth Mitchell, l'autrice de "Autant en emporte le vent". Des œuvres dans lesquelles on retrouve cette idée forte d'un Sud voué à perdre la guerre mais chevaleresque, qui a subi les conséquences de la guerre en perdant ce lustre de l’esclavage où les maîtres étaient considérés comme des héros, donc c'est toute une vision finalement raciste qui s’impose dans la culture populaire. Jusqu’à ce moment-là, "La Case de l’oncle Tom", qui reste un roman abolitionniste, bien que paternaliste et teinté de racisme, dominait vraiment la culture américaine. "La Cause Perdue" va renverser cette tendance en imposant une vision raciste et ce mythe du vieux Sud à l’écran qui sera pleinement adopté par Hollywood au fil des années à travers les succès de "Naissance d’une nation" et "Autant en emporte le vent" de Victor Fleming.                      
Antoine Guégan

La Compagnie des oeuvres
58 min

"Mandingo", de Richard Fleischer ou la suppression du sauveur blanc

Film d'une grande cruauté et crudité, presque sadien, Mandingo, de Richard Fleischer en 1975, prend le contrepied systématique d’Autant en emporte le vent. Ce film, dont on doit la redécouverte récente à sa parution en DVD et Blu-Ray dans la collection "Make My Day !", a connu un grand succès public, mais fut totalement aux États-Unis décrié par la critique blanche et afro-américaine à son époque. Un film dérangeant surtout parce qu’il montre combien l’esclavage est avant tout un système de contrôle des corps, de réification des êtres, et de domination sexuelle.

Le film s’inscrit dans le contexte de la blaxploitation, mais avec l’ouverture proposée par Melvin Van Peebles dans son "Sweet Sweetback's Baadasssss Song" en 1971, on est vraiment sur un discours beaucoup moins policé et qui montre aussi une vision déromancée de l’esclavage dans l’exploitation des corps. "Mandingo" garde la distance sur ce qu’il faut montrer tout en gardant à l’esprit que le cinéma demande une identification. Il n’y a pas ce côté romantique inscrit dans le Sud, et ce qui est plus intéressant encore, c’est qu’il sort en 1975, peut-être un peu trop tôt par rapport à ce qu’on verra plus tard dans "12 Years a Slave", de Steve Mc Queen notamment.                   
Hélène Charlery

Scène du film "Mandingo", de Richard Fleischer sorti en salles en 1975
Scène du film "Mandingo", de Richard Fleischer sorti en salles en 1975
- 1974 STUDIOCANAL - Tous droits réservés

"12 Years a Slave" de Steve McQueen, une nouvelle ère 

Film emblématique de la présidence Obama, 12 Years a Slave, de Steve McQueen propose une nouvelle représentation de l'esclavage en adoptant pour la première fois dans le cinéma grand public le point de vue d'un esclave. En s’emparant du véritable récit de Solomon Northup, Steve McQueen fait un choix particulier de narration, sur l'histoire d'un homme qui ne reste "que" 12 ans esclave. Pour autant, selon Hélène Charlery, en racontant l’histoire de cet esclave "temporaire", et masculin, Steve McQueen permet de s’intéresser à une bouleversante figure féminine d’esclave "permanente", Patsey, jouée par celle qui fut découverte avec ce film, Lupita Nyong’o, Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle à la clef.

Je suis partie de l’analyse faite par Charlotte Garson dans la revue Etudes en 2014, pour expliquer que le point d’entrée dans la narration et surtout dans la représentation graphique de la violence de l’esclavage, c’était justement de partir d’un personnage qu’on construit comme étant libre dans le Nord, avec des capacités intellectuelles et artistiques, et de l’amener progressivement dans le Sud profond. Là où le film est intéressant, c’est que la notion de résistance n’est pas tant intéressante du point de vue du personnage principal masculin, mais de celui du personnage féminin noir du film, que ce soit une résistance au viol qui faisait partie du quotidien, la jalousie de la maitresse blanche, et on voit aussi d’autres personnages féminins noirs qui tentent de résister à des éléments qui leur échappent complètement, comme le fait qu’on dépossède une mère de ses enfants, le fait qu’on abuse d’une esclave soit sexuellement, soit par la violence et le fouet. Le film est intéressant précisément parce que le point d’entrée d’identification (on reste dans du cinéma mainstream), pour pouvoir rentrer dans la complexité des relations notamment de races et de genres dans le cinéma, c’était en passant par cet esclave dont on sait qu’il finira par regagner sa liberté à la fin du film.                
Hélène Charlery

Scène du film "12 Years a slave", de Steve McQueen, avec Lupita Nyong'o à gauche de l'image, qui remportera l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle en 2013
Scène du film "12 Years a slave", de Steve McQueen, avec Lupita Nyong'o à gauche de l'image, qui remportera l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle en 2013
- Mars Films - 2013

La chronique de Charlotte Garson : de quoi Gary Cooper est-il le nom ? 

En fin d'émission, la chronique de Charlotte Garson sur le livre Gary Cooper, le prince des acteurs, de Adrien Le Bihan, paru aux éditions LettMotif. Idole absolue de l’enfance de nombreux spectateur.ices, et de Jacques Doillon en particulier, comme il nous l’avait raconté dans Plan Large, Gary Cooper, donc, fait l’objet d’une biographie amoureuse, et on y apprend notamment que si le grand acteur d’1m91 excellait dans les rôles de cowboy taiseux, du Train sifflera trois fois à L’Homme de l’Ouest, c’est qu’il fut lui-même, dans sa jeunesse, cowboy à plein temps dans le ranch familial du Montana … 

La biographie d'Adrien le Bihan répond par une donnée, qui est le corps, la prestance, la présence physique de cet homme qui dans son Montana natal montait à cheval, qui a été cowboy et cascadeur avant de tourner des westerns (qui représentent d'ailleurs un quart seulement des 82 films de sa carrière). Gary Cooper, c’est d’abord une silhouette, sa très haute taille le met à l’écart et Hollywood a su exploiter sa particularité, notamment dans un film aux contre-plongées mémorables, "Le Rebelle" de King Vidor. (…) Ce laconisme de Cooper est précieux à deux titres, d'abord dans un Hollywood très centré sur les personnages masculins, il nous a permis d’écouter des actrices remarquables comme Marlene Dietrich, Claudette Colbert, Barbara Stanwyck ou Audrey Hepburn, et puis sa pratique du sous-jeu ouvre Cooper à un archétype hollywoodien qui rejoint de manière profonde la philosophie individualiste américaine.            
Charlotte Garson

Gary Cooper dans une scène du film "Le train sifflera trois fois", un western de Fred Zinnemann en 1952
Gary Cooper dans une scène du film "Le train sifflera trois fois", un western de Fred Zinnemann en 1952
© Getty - Silver Screen Collection / Getty Images

Pour aller plus loin

Le numéro 723 de la revue Positif, paru en mai 2021 consacre un dossier entier à l'esclavage dans l'histoire du cinéma. 

La revue en ligne Transatlantica a consacré un numéro sur l'esclavage à l'écran, avec les contributions de Hélène Charlery, et Antoine Guégan et c'est à lire gratuitement en ligne

La série de Barry Jenkins, The Underground Railroad, est à découvrir sur Amazon Prime depuis le 14 mai. Mandingo, de Richard Fleischer est disponible en DVD et Blu-Ray dans la collection "Make My Day !", de Studiocanal et sur la Cinetek.

Pour en savoir plus sur l'auteur de Mandingo, le cinéaste Richard Fleischer, encore aujourd’hui minoré, deux ouvrages sur lui viennent d’être publiés aux éditions Marest : ses mémoires , Survivre à Hollywood, traduites par Julien Guérif, et une monographie, Richard Fleischer, une œuvre, signée Nicolas Tellop.

Extraits de films

  • Autant en emporte le vent, de Victor Fleming (1939)
  • Mandingo, de Richard Fleischer (1975), disponible en DVD et Blu-Ray dans la collection Make my day / Studiocanal et sur la Cinetek
  • Amistad, de Steven Spielberg (1997)
  • 12 Years a Slave, de Steve McQueen (2013)
  • The Birth of A Nation, de Nate Parker (2016)
  • Case départ, de Thomas Ngijol et Fabrice Eboué (2011)
  • L'Extravagant Mr Deeds, de Frank Capra (1936)
  • High Noon Theme par Billy Vaughn et son orchestre 1958

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