Aujourd'hui dans Plan large nous recevons les cinéastes Vincent Le Port pour son premier long-métrage "Bruno Reidal", ainsi que Hélier Cisterne pour son film "De nos frères blessés". Ou quand le cinéma s'intéresse aux destins tragiques qui ont émaillé l'histoire française.
- Raphaël Clairefond Critique de cinéma, rédacteur en chef de la revue So Film
Ce sont des destins tragiques, mis en scène dans deux films cette semaine. Le premier, mû par d’irrésistibles pulsions qu’il combat depuis l’enfance, assassine à 17 ans, dans le Cantal de 1905, un garçon qui en a 12. Il finira ses jours dans un asile d’aliénés. Le second, pour mettre ses actes en accord avec ses idées, dépose une bombe dans l’usine où il travaille. Elle fait d’autant moins de victimes qu’elle n’explose pas, mais dans l’Alger de 1956, c’est suffisant pour être torturé et condamné à mort, faisant de lui le seul « Européen », comme on disait alors, à être guillotiné pendant ce qu’on n’appelait pas encore la guerre d’Algérie. Ces deux hommes ont réellement existé, ils s’appelaient Bruno Reidal et Fernand Iveton.
Soit deux films qui posent de passionnantes questions de cinéma, celles de la reconstitution historique en costumes, de la représentation de la violence et de comment un contexte peut en favoriser l’émergence, et enfin, et surtout, comment regarder des vies en face, au-delà des faits divers qui font la une des journaux.
"Bruno Reidal" : la folie d'un jeune meurtier au début du XXe siècle
Le premier personnage, Bruno Reidal, a raconté son histoire, à la demande de ses médecins, dans un texte d’une grande puissance littéraire, qu’a exhumé Vincent Le Port lors des recherches qui lui ont permis d’écrire son premier long métrage, au titre éponyme de Bruno Reidal. Ce texte, que le Professeur Alexandre Lacassagne, le plus éminent des criminologues du début du XXe siècle, demande à ce jeune paysan du Cantal qui a assassiné sauvagement un jeune berger, est publié par Capricci sous le titre L’affaire Bruno Reidal, enquête sur un cas de folie meurtrière chez un adolescent . Un texte "d'une violence extrême" comme le décrit Vincent Le Port mais à la forme rare ce qui en fait selon lui "un grand texte de littérature française".
Un texte qui raconte, à la première personne, un meurtre atroce, et qui place le lecteur, et le spectateur, au bord du gouffre de l’incompréhensible : on pense évidemment tout de suite à Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, mon frère et ma sœur…, ce texte qu’avait exhumé Michel Foucault, et dont René Allio avait tiré son chef-d’œuvre de 1976 : "Le film de René Allio était une référence au début écrasante puis est devenu une source d'inspiration parmi d'autres."
Ce premier long-métrage de Vincent Le Port marque aussi la découverte de son acteur principal Dimitri Doré qui incarne à la perfection Bruno Reidal. Pour camper le plus justement son attitude ce dernier s'est inspiré du rapport médicolégal et de la description physique du vrai Bruno Reidal, notamment ce corps « légèrement voûté, la tête inclinée sur la poitrine et penchée du côté droit », comme s’il avait un regard oblique sur le monde…
Le film suit Bruno Reidal dans l'accomplissement de cet unique meurtre et place le spectateur dans une position étrange : celle d'être le compagnon du meurtrier, son assistant dans le fauteuil d’à côté au film qu’il se projette… Avec ce sentiment intense du tragique, puisque la question n’est pas s’il va passer à l’acte, ni comment : ça on le sait dès le début, puisque le film commence par son visage, grimaçant et bientôt éclaboussé de sang, pendant qu’il commet son meurtre. Vincent Le Port nous montre donc le cheminement et la manière dont Bruno Reidal a commis ce meurtre, faisant passer le spectateur de l'effroi au trouble : "Je cherche à savoir et à accompagner Bruno. Il me touche, j'ai une sorte de compassion pour lui et j'ai envie de creuser cette chose-là."
"De nos frères blessés" : le déchirement d'un pays à l'échelle d'un homme
Fernand Iveton, le second personnage de Plan Large aujourd'hui, dont on avait oublié l’existence, jusqu’à ce que le grand historien de la guerre d’Algérie Jean-Luc Einaudi l’exhume en 1986, était déjà le héros tragique d’un roman paru 30 ans plus tard, De nos frères blessés, de Joseph Andras, dont s’est emparé Hélier Cisterne pour son deuxième long métrage, où il met en tension à travers son personnage luttes politiques et raison d’Etat, mais aussi engagement et vie de couple.
Fernand Iveton a 30 ans lorsqu'il est arrêté, jugé puis condamné à mort pour avoir déposé une bombe dans son casier de l’usine de gaz où il travaille, une bombe qui n’explosera d'ailleurs pas. Interprété par Vincent Lacoste, il y a quelque chose d’idéaliste chez Fernand Iveton, qui sera bien incapable de faire ce qu’on attend de lui, comme par exemple d’abattre un ultra de l’Algérie française dans la rue. Cette histoire, contrairement à celle de Bruno Reidal, n'est donc pas celle d'une personne ayant commis un acte cruel de violence et finalement pour Hélier Cisterne, dans De nos frères blessés "on condamne un homme pour son intention".
La femme de Fernand, Hélène Iveton, jouée par Vicky Krieps a une place primordiale dans le film de Hélier Cisterne, et transpose cette histoire tragique qui pourrait être simplement celle d'un homme en une histoire qui est vécue en réalité par un couple, face à des évènements qui les dépassent et les confrontent à la question de l’engagement, ou non, dans cette guerre comme l'explique le réalisateur : "Il y avait dans ce couple quelque chose d'universel sur la question de l'engagement, de la fidélité à ses idées et à l'autre."
Il se trouve d'ailleurs que le film est sorti cinq jours après la célébration des 60 ans des accords d'Evian, qui le 18 mars 1962 ont mis fin à la guerre d’Algérie. Hasard du calendrier car le film aurait dû sortir à l’automne dernier avant d'être repoussée suite à la situation sanitaire. Ce film est une manière de parler d'évènements passés qui continuent pourtant à faire écho aujourd'hui : "On voulait parler de ce qui traverse le présent dans cette histoire" dit ainsi Hélier Cisterne.
Le Journal du cinéma : Reportage autour de l'association de cinéma argentique L'Abominable
Direction à présent la Courneuve, en Seine-Saint-Denis, où l’association L’Abominable est en plein déménagement. Créé en 1996, L’Abominable est un laboratoire cinématographique partagé qui met à disposition gratuitement le matériel nécessaire aux cinéastes qui souhaitent développer, monter, travailler leurs films réalisés en argentique, que ce soit en Super 8, 16 ou 35 mm. En 26 ans d’existence, ce ne sont pas moins de 400 films qui ont déjà vu le jour grâce à ce lieu unique de transmission et de partage.
Installé depuis 2011 dans les anciennes cuisines d’une école, L’Abominable doit bientôt quitter les lieux, en attendant de réunir les fonds nécessaires à son implantation à Epinay-sur-Seine, dans les anciens locaux des studios Eclair, haut-lieu du cinéma français fermé depuis 2015. Ce nouveau site, baptisé Navire Argo, doit leur permettre d'ancrer leur association de manière pérenne tout en s'ouvrant au public.
Pour soutenir le projet du Navire Argo il suffit de cliquer sur ce lien. Et si vous souhaitez voir le documentaire Les Soviets plus l'électricité (2001) réalisé par Nicolas Rey, l'un des deux cinéastes rencontrés, cela est possible au Centre Pompidou les 6 mai et 5 juin prochain.
La chronique de Raphaël Clairefond : Retour sur l'émission culte Strip Tease
Raphaël Clairefond revient avec nous sur l'émission culte Strip-tease le « magazine qui vous déshabille », créé en 1985 par le duo Jean Libon et Marco Lamensch, une collection télévisuelle de documentaires (800) sans commentaires, et où des réalisateurs belges comme Benoît Mariage et Philippe Dutilleul ont fait leurs premiers pas. Une émission et un ton souvent objets de controverses à laquelle So Film consacre un article (écrit par Quentin Convard) dans son dernier numéro : "Au début des années 80, Jean Libon est alors simple caméraman pour la RTBF, la télé publique belge. Il parcourt le monde en quête de reportages depuis une grosse dizaine d’années et… il en a tout simplement marre d’aller dans des endroits exotiques qu’il ne connait pas et dont il ne maitrise pas la langue. Son idée est simple mais géniale : pourquoi ne pas faire la même chose à côté de chez soi ? Et si les destins les plus fous, les histoires les plus belles pouvaient se trouver en traversant la rue ?"
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Les sorties de la semaine :
L’écrivain Jim Harrison, qui au volant de son SUV nous fait traverser les territoires de ses romans, du Montana à l’Arizona, quand il ne peint pas des postérieurs féminins, sous l’œil admiratif de François Busnel, c’est Seule la terre est éternelle.
Le retour, 10 ans après, des jeunes lycéens, maintenant trentenaires, de Nous, Princesses de Clèves, c’est En nous, le nouveau et très touchant documentaire de Régis Sauder – il était l’invité de notre dernière Séance France Culture.
La souffrance des handicapés filmée par un handicapé, c’est le saisissant Fils de Garches, de Rémi Gendarme-Cerquetti, un documentaire encore, empreint d’une colère qui se comprend.
Un mystérieux quinquagénaire belge qui, sur une île écossaise, se réveille amnésique suite à un AVC et se découvre une amante qu’il ignorait, c’est L’ombre d’un mensonge, belle incursion de Bouli Lanners dans le grand film romantique, après l’humour décalé de ses précédents films.
Les premiers pas d’un jeune cinéaste, ce sont quatre films de Jacques Doillon : Les Doigts dans la tête, La Drôlesse, La Femme qui pleure et La Vie de famille, qui après d’autres ressortent en salles en version restaurée – tournée de rock star pour Jacques Doillon, qui les accompagne dans toute la France, vous pouvez consulter les dates ici.
Les témoignages glaçants, entre déni et autojustification, de celles et ceux qui ont vécu sous le IIIe Reich et ont collaboré avec le nazisme, ou n’ont pas voulu voir, c’est Le dernier témoignage, documentaire nécessaire et posthume de Luke Holland, cinéaste britannique mort il y a deux ans.
Et puis enfin, le patriarche égyptien d’une famille misérable qu’un magicien maladroit transforme en poule, c’est Plumes, la fable kafkaïenne et subversivement burlesque d’Omar el-Zohairy, révélation de la Semaine de la Critique du dernier festival de Cannes, dont il est reparti avec le Grand Prix.
A noter encore : les 34e rencontres de Toulouse Cinélatino ont débuté hier, c’est jusqu’au 3 avril avec notamment une rétrospective Patricio Guzman en 15 films, en présence du cinéaste chilien.
Si vous aimez les films qui se passent dans des centres commerciaux, de The Shop Around The Corner d’Ernst Lubitsch à Bande de filles de Céline Sciamma, en passant par le Zombie de George Romero ou The Store de Frederick Wiseman, qui viendra présenter son film, Ça va faire MALL, le cinéma des grandes surfaces : utopie et destruction, c’est au Forum des Images, à Paris, jusqu’au 30 avril.
Et puis à partir de mercredi et jusqu’au 3 avril, à la Cinémathèque française, toujours à Paris, c’est la 9e édition de Toute la mémoire du monde, l’incontournable festival international du film restauré, sous le marrainage de Carole Bouquet.
Extraits sonores :
Extrait Bruno Reidal de Vincent Le Port
Extrait De nos frères blessés de Hélier Cisterne
Musique "Fast Jivin" de Eddie Cochran ( bo De nos frères blessés )
Reportage à L’Abominable, réalisé par Marceau Vassy
Extrait épisode de Strip Tease "600g de hachis", 2005
Musique du générique de Strip Tease interprété par l'orchestre Régional de Ségou Batumanbe – Combo Belge
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