Alors que les salles de cinéma s'apprêtent enfin à réouvrir leurs portes, Plan large poursuit sa série d'émissions en forme d'autoportraits en cinéphiles, avec celles et ceux qui font le cinéma d'aujourd'hui. Pour la cinquième séance, la cinéaste Dominique Cabrera nous déroule sa filmothèque idéale.
- Dominique Cabrera Cinéaste
- Sophie-Catherine Gallet Collaboratrice à France Culture, critique de cinéma à Revus et corrigés, cinéaste
"Certains cinéastes ont la grâce, on leur pardonne un certain laisser-aller. D'autres ont la méthode, on leur pardonne une certaine lourdeur. Ici rien à pardonner, tout à admirer."
C’est ainsi que Chris Marker, au début des années 1990, saluait l’émergence d’une jeune cinéaste qui, avec ses chroniques de banlieues ordinaires, a changé notre regard sur les périphéries urbaines, pas seulement peuplées de jeunes en révolte, mais surtout de gens qui ont une, des histoires, et de la mémoire.
Capturer le jaillissement du vivant
Dominique Cabrera, cinéaste engagée qui ne fait pas la leçon, mais aime à stimuler la réflexion du spectateur, a depuis, avec un lyrisme et un bonheur constant de filmer en toute liberté, continué à remettre du politique et du populaire dans le cinéma français. Qu’elle filme les grèves de 1995 du point de vue des cheminots dans Nadia et les hippopotames, fasse le portrait bouleversant d’une dépression post-partum dans Le lait de la tendresse humaine, accompagne l’échappée belle d’internés d’un asile psychiatrique pendant l’exode de juin 1940 dans l’inclassable conte de fée psychotique qu’est Folle embellie, ou l’envol de corps adolescents d’une falaise dans Corniche Kennedy, ou encore l’exil et le déracinement, Ceux qui sont restés là-bas De l’autre côté de la mer, la cinéaste n’a cessé de mêler documentaire et fiction.
Peu importe, du moment que Dominique Cabrera peut capturer les vibrations, jusqu’à ces journaux filmés et essais autobiographiques que sont Demain et encore demain et Grandir. Le cinéma, ça a commencé pour elle avec les Charlot en Super 8 que son père mettait en location dans son magasin de photo en Algérie. Quels films ont contribué à la construire, comme spectatrice et comme artiste ?
Je me souviens quand j'ai vu Toni, de Jean Renoir pour la première fois et à quel point j'ai été bouleversée à la fois par sa partition musicale et par son geste politique majeur. Les protagonistes sont des ouvriers, et ça je ne l'avais jamais vu au cinéma et d'un coup ça a changé ma vision de faire du cinéma. Il y a une sorte d'immédiateté, de vérité, le cinéma ne surplombe pas les personnages. C'est un film sur la beauté, la noblesse. Il raconte une tragique histoire d'amour et comment les personnages n'arrivent pas à échapper à une sorte de glu sociale. C'était une révélation pour moi. Je pense toujours au cinéma de Renoir quand je fais des films.
Dominique Cabrera
La présence au monde par le cinéma
Tous ces cinéastes que j'ai choisi sont des inventeurs de formes, ils ne se sont jamais répétés. Les films importants dans une vie sont ceux qui vous ouvrent une autre façon de voir la vie et le cinéma. Le fil conducteur de cette filmographie idéale, c'est l'amour du hasard et de ce que la vie nous offre. Ils ont tous été des révélations pour moi. (...) J'attends que la vie m'apporte quelque chose de poétique. Dans mon travail de cinéaste, ça peut être un journal filmé, ça peut se retrouver dans l'artifice du jeu, et du théâtre. Et moi modestement, j'ai l'impression que j'essaie de faire des allers retours entre la présence au monde et un travail plus élaboré, plus théâtral.
Dominique Cabrera
De sa première grande révélation à la vision du très politique Toni, de Jean Renoir, à sa rencontre fondatrice avec le cinéaste italien Vittorio de Seta, en passant par l'intime saisissant du film Muriel ou le Temps d'un retour d'Alain Resnais, ou l'art d'inscrire le réel comme personne du cinéaste Alain Cavalier, jusqu'à Ross McElwee, le Woody Allen du cinéma documentaire autobiographique et enfin le très émouvant et mystique Rayon Vert de Eric Rohmer, Dominique Cabrera évoque ses émotions de spectatrices qui lui ont donné ce fervent désir de faire du cinéma.
"Le Plein de super" est un film extraordinaire. Alain Cavalier arrive à improviser un film extrêmement mis en scène. C'est comme le tissage d'une dramaturgie des sentiments. On traverse la France avec ces personnages, et on se découvre avec eux. C'est le contraire de l'archétypage du cinéma, on voit la vie traverser le film. Il dépasse l'idée de documentaire ou comment le cinéaste innerve le film avec la complexité du vivant. C'est l'art d'Alain Cavalier. Ceux qui sont devant la caméra, ce sont eux qui font le films. Les acteurs sont aux commandes de leurs émotions, on est comme à l'intérieur d'eux et pourtant ils nous restent opaques. J'ai essayé d'être de ce côté là dans mon cinéma, et d'arriver à être perméable à toute la richesse qui m'entoure.
Dominique Cabrera
"La Jetée" et "Sans Soleil" de Chris Marker, son envers et son endroit
En fin d'émission, la chronique de Sophie-Catherine Gallet, sur le coffret DVD en version restaurée, des films La Jetée et Sans Soleil de Chris Marker, paru chez Potemkine Film. Film séminal, à l’influence immense, et persistante depuis sa réalisation en 1962, La Jetée sort dans une superbe réédition en DVD et Blu-ray, accompagné notamment de la version livre du ciné-roman supervisée par le cinéaste. Et si ça ne suffisait pas à notre bonheur, Sans Soleil, sort également dans une tout aussi somptueuse édition, accompagnée cette fois, entre autre, par la réédition de son livre, Le Dépays, épuisé depuis 1982, qui contenait ses photos du Japon, ainsi que du dossier de presse du film, où Chris Marker inventait des biographies de personnes ayant participé au tournage du film. Deux films, à 20 ans de distance, unis par une fascination souterraine pour un autre film, "vu dix-neuf fois" par Chris Marker, le Vertigo d’Alfred Hitchcock, deux films surtout qui révèlent avec force le désir de Marker d’explorer par le cinéma ce qui échappe toujours : le temps et l’espace, l’instant et le lieu, autrement dit : la présence.
Les recommandations de Plan Large
Les films autobiographiques de Dominique Cabrera sont édités par Potemkine Films. Et les 6 films, Il était une fois la banlieue, sont édités par le Documentaire sur Grand écran.
Comme chaque début de mois, nous vous proposons avec MUBI de découvrir des films en lien avec des numéros précédents de Plan Large. Pour décembre, nous vous proposons de partir à la découverte de Jean-Daniel Pollet, MUBI offre aux auditeurs de Plan Large deux des films du cinéaste et poète : l’Amour c’est gai, l’amour c’est triste, et Tu imagines Robinson.
Extraits et musiques de films
- Toni, de Jean Renoir (1935) disponible sur la Cinetek et en DVD (Gaumont)
- Le Monde Perdu, de Vittorio de Seta (1954-1959) : extrait du court-métrage Lu tempu di li pisci spata (1954), disponible en DVD ( Carlotta)
- Muriel ou le temps d'un retour, de Alain Resnais (1963) disponible sur la Cinetek et en version restaurée DVD et Blu-Ray paru aux éditions Potemkine en novembre 2020.
- Le Plein de super, Alain Cavalier (1976), disponible en DVD (Gaumont)
- Time Indefinite, Ross McElwee (1993), disponible en coffret DVD (Les Collections Particulières)
- Le Rayon vert, de Eric Rohmer (1986), disponible sur la Cinetek et DVD (éditions Potemkine)
- Corniche Kennedy, de Dominique Cabrera (2016) disponible en VOD et en DVD
- La Jetée, de Chris Marker (1962), disponible en version restaurée, en coffret édition collector DVD - Blu-Ray et livre (Potemkine éditions)
- Sans Soleil, de Chris Marker (1983), disponible en version restaurée, en coffret édition collector DVD - Blu-Ray et livre (Potemkine éditions)
L'équipe
- Production
- Réalisation
- Collaboration
- Conseiller(e) littéraire