Rencontre inédite avec la grande théoricienne de cinéma britannique Laura Mulvey, qui a conceptualisé la notion de “male gaze” au cinéma, autrice de l'essai fondateur "Plaisir visuel et cinéma narratif" en 1975, et dont le livre "Fétichisme et curiosité" vient enfin d'être traduit en français.
- Eve Dayre (La traduction)
- Raphaël Clairefond Critique de cinéma, rédacteur en chef de la revue So Film
- Laura Mulvey Professeure à l'Université Birkbeck à Londres, théoricienne et critique de cinéma britannique
Après 200 jours de fermeture, les salles de cinéma vont enfin rouvrir le 19 mai 2021. On pourra ainsi découvrir, sur grand écran, dès le 9 juin Nomadland, le film qui a fait l’événement en remportant les 3 Oscar les plus convoités : meilleure réalisatrice pour Chloé Zhao, et meilleure film et meilleure actrice pour sa productrice, Frances McDormand. Voilà de quoi réjouir notre invitée, aujourd’hui dans Plan Large : la critique et théoricienne féministe du cinéma Laura Mulvey, une des toutes premières à avoir interrogé l’image et l’écriture cinématographique au regard des genres, et qui a forgé dans Plaisir visuel et cinéma narratif, article fondateur des études féministes sur le cinéma publié en 1974, le concept de "male gaze", ce regard masculin qui impose au public de cinéma d’adopter une perspective d’homme hétérosexuel, et objective les rôles féminins sous la forme d’icônes fétichisées, objets de désir et de plaisir.
Cette grille d’analyse du cinéma a fait florès depuis, en particulier ces dernières années, en oubliant souvent que sa créatrice l’a elle-même nuancé et considérablement complexifié depuis. Nous avons rencontré Laura Mulvey lors de son passage à Paris, à l’occasion de la traduction française longtemps attendue de son livre Fétichisme et curiosité, aux éditions Brook, un recueil d’articles qui aborde le cinéma dans l’optique croisée de Marx et de Freud, autour d’un concept, commun aux deux penseurs : le fétiche.
Quand j'ai écrit mon essai, Plaisir visuel et cinéma narratif, ce qui m'intéressait davantage, c'était les concepts psychanalytiques, tels que le voyeurisme, la scopophilie, mais aujourd'hui, on retient surtout la notion de "male gaze". Avec ce livre Fétichisme et curiosité, j'ai voulu aller plus loin que la notion du "male gaze". En un sens, je voulais m'en échapper et trouver un concept alternatif au regard féminin, et m'intéresser à la notion de curiosité, qui nous ramenait à la boîte de Pandore et d'autres légendes. Je voulais transformer l'idée légendaire de cette curiosité féminine en quelque chose de positif, en une curiosité intellectuelle et éthique.
Laura Mulvey
Aux prémisses du regard et de sa construction
Dans son ouvrage Fétichisme et curiosité, Laura Mulvey raconte les premiers films qu'elle a vus, et qui ont construit son regard. Ce dernier s'est formé avec le cinéma hollywoodien et notamment par les mélodrames crépusculaires censés être destiné à un public féminin, à l'instar de Mirage de la vie (Imitation of life), de Douglas Sirk en 1959.
J'étais dans un petit groupe en Angleterre politiquement situé à gauche qui suivait les "Cahiers du cinéma" et tout ce qui se passait à Hollywood. Nous étions dans le rejet de notre propre culture britannique. Ce film ("Mirage de la vie") m'habite depuis les années 1960. Le passage que vous avez choisi est le plus émouvant du film. Comment explique-t-on à son enfant qu'elle est née pour être blessée ? Je pourrais parler de ce film pendant des heures. Il n'y a pas longtemps, j'ai fait un montage du film, entièrement centré sur le personnage de Sarah Jane, et je me suis aperçue que c'était une mini-histoire parfaitement autonome qui se tenait très bien à l'intérieur d'un plus long film. Lana Turner, une des plus grandes pin-up des années 1950, incarne l'archétype de la femme blanche, et de la femme mise en scène par le cinéma hollywoodien comme simple représentation. Or dans "Mirage de la vie", il s'agit d'un mélodrame dans lequel elle joue une femme plus âgée, une mère, qui s'adresse à un public féminin, et qui dénonce cette mascarade de l'objectivisation du corps de la femme dans le cinéma hollywoodien.
Laura Mulvey
Jean-Luc Godard, cinéaste féministe ?
Laura Mulvey raconte dans un chapitre en particulier en quoi les femmes jouent un rôle important dans le cinéma de Godard, mais que sa façon de s'en emparer a évolué et varié selon ses préoccupations politiques. Alors qu'il interrogeait le mystère féminin dans ses premiers films, Godard a ensuite déplacé son regard et construit une critique marxiste de la société de consommation, et patriarcale.
Je suis fascinée par les films de Jean-Luc Godard. Lorsque j'ai travaillé sur Marx ("Le Capital") et Freud ("Trois essais sur la théorie de la sexualité"), je suis revenue aux films de Godard avec un point de vue différent. Il m'apparaissait alors comme un cinéaste penseur, qui avait parfaitement conscience de la relation entre la fonction de la femme dans la société de consommation et la construction des femmes en tant que marchandises. Godard a établi une série de maillons formant une chaîne, entre la figure de la femme en tant que consommatrice, la femme qui se construit elle-même en marchandise, et la femme consommée en tant que prostituée. Dans "Une femme mariée", il juxtapose sans cesse des images de pubs et l'aspiration d'une femme à atteindre une perfection de la féminité, qui n'est pas vraiment elle, qui n'est que le désir de la société de consommation. A mes yeux Godard est brillant, mais il semble qu'il ne se soit jamais complètement libéré de lui-même. A la fin du chapitre que je lui consacre dans mon livre, je conclue que ses films sont une mine d'or pour les théories féministes.
Laura Mulvey
La chronique de Raphaël Clairefond
En fin d’émission, la chronique de Raphaël Clairefond, co-rédacteur en chef de la revue SoFilm sur Un Après-midi de chien, de Sidney Lumet (1975). Un braquage de banque foireux qui devient un show subversif et médiatique, et un rôle magnifique et survolté, l’un de ses plus grands, pour Al Pacino. Le cri "Attica" fait référence à la révolte de la prison du même nom, réprimée dans le sang en 1971. Mais ce qu’on oublie souvent, c’est la raison de ce braquage qui tourne mal, et plus encore, l’étonnante histoire qui a inspiré ce film. Sofilm la rappelle, dans un dossier sur l’explosion des genres dans son dernier numéro.
Les recommandations de Plan Large
Le cinéaste Ousmane Sembène sera à l’honneur dans les salles de cinéma, avec la ressortie le 7 juillet en version restaurée de son film Le Mandat, ainsi que d’un documentaire sur le grand cinéaste sénégalais : Sembène, l’histoire du père du cinéma africain, signé Samba Gadijo et Jason Silverman en salles le 30 juin.
Direction l'Inde et son cinéma, avec une nuit consacrée au cinéaste Satyajit Ray, présentée par Albane Penaranda à l’occasion du centenaire de sa naissance avec notamment Eva Markovits et Charles Tesson.
Comme tous les premiers samedis du mois, nous vous proposons de partir à la découverte de la très cinéphile plateforme MUBI. Un mois gratuit sur MUBI pour les auditeurs de l’émission ! Ce mois-ci, vous pourrez y découvrir l’excellent film de Christian Petzold, Contrôle d’identité, disponible à partir du 25 mai, et son court-métrage Süden. A signaler également le court-métrage que la cinéaste italienne Alice Rohrwacher a tourné pendant le confinement, Four Roads, disponible à partir du 14 mai.
Extraits de films
- Mirage de la vie, de Douglas Sirk (1959)
- Une femme mariée, de Jean-Luc Godard (1964)
- Citizen Kane, d'Orson Welles (1941)
- Xala, d'Ousmane Sembène (1975)
- Blue Velvet, de David Lynch (1986)
- Deux extraits de Un Après-midi de chien, de Sidney Lumet (1975)
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