

Des images fixes dans notre émission de cinéma. Elles n’en sont pas moins riches d’histoires, par la grâce du regard de cinéastes, Christophe Cognet et Laura Poitras, partis sur les traces de photographes, faisant surgir par là-même quelques bouleversants fantômes.
- Laura Poitras
- Christophe Cognet réalisateur de documentaires et d’essais filmés
- Sandra Onana critique de cinéma, journaliste à Libération
- Massoumeh Lahidji Interprète, commissaire, ancienne collaboratrice de Abbas Kiarostami
"À pas aveugles", de Christophe Cognet
Ils s’appelaient Rudolf Císar, Jean Brichaux, Georges Angéli, Wenzel Polak, Joanna Szydlowska et Alberto Errera, dit "Alex". Ils et elle étaient tchécoslovaque, belge, français, polonaise, et grec. Au péril de leur vie, ils ont pris clandestinement des photographies furtives dans les camps de concentration et d’extermination nazis où ils avaient été déportés pendant la Seconde Guerre mondiale. Par quel miracle d’audace et de ténacité ont-elles pu exister, ces images rares (quelque 80 sont parvenues jusqu’à nous) et précieuses, parce qu’elles sont à la fois acte de résistance et attestation de première main d’un crime par ceux qui en ont été les victimes ? Le cinéaste Christophe Cognet, après déjà trois films consacrés aux artistes qui ont dessiné et peint dans les camps, s’est à nouveau rendu sur les lieux de leur fabrication, à Dachau, Buchenwald, Mittelbau-Dora, Ravensbrück et Auschwitz-Birkenau, pour y tourner un film bouleversant, sensible et essentiel, À pas aveugles. Dans un geste d'exhumation, qui cherche, et qui doute, il s'attache à recréer les conditions de fabrication, pour ne pas dire de possibilité, de ces images, qui parlent tout autant de ceux qui les ont prises que de celles et ceux qui y figurent. " Mon travail a été d’ancrer ces images dans le lieu de leur réalisation, et de le faire au présent. […] Nous qui sommes cinéastes, qui faisons des images, on sait le poids d’une photographie. Elle est un petit rapt : elle suppose de s’organiser, de trouver un appareil, de faire des repérages, des recherches d’éclairage... Et mon intention était de raconter ces dramaturgies pour mieux ensuite regarder ces photographies, pour qu’il y ait un dialogue entre la photographie en tant qu’image et la photographie en tant qu’acte. Car il y a quelqu’un derrière une photographie. Je ne les ai pas considérées comme des documents, mais je me suis dit que si elles documentaient quelque chose, c’était la trace de cette rencontre entre un photographe et un sujet. Il fallait aller dans ces deux directions : du côté du photographe et évidemment du côté de ce qui est montré, que ce soit des gens ou des bâtiments. Ce double mouvement est très cinématographique, car cela engage le corps, le regard, une dramaturgie à chaque fois, et le film est tissé de ce double récit, qui est à la fois l’histoire d’une équipe qui cherche (mon équipe technique, moi-même, les historiens) et l’histoire de chacune de ces images et de chacune et chacun des photographes qui en sont les auteurs, et leur rend hommage."

"Toute la beauté et le sang versé" de Laura Poitras
Une autre photographe filmée par une cinéaste, c’est la beaucoup plus connue Nan Goldin, grande mémorialiste de l’underground et de la contre-culture américaine des années 70-80. Dans Toute la beauté et le sang versé, récompensé d’un Lion d’or à la dernière Mostra de Venise, la documentariste Laura Poitras, spécialiste des lanceurs d’alertes et autres individus en lutte contre des systèmes oppressifs (on lui doit des portraits-enquêtes de Chelsea Manning, Julian Assange ou Edward Snowden, Citizenfour, qui lui a valu un Oscar du meilleur documentaire en 2015) a suivi la photographe dans le combat tenace qu’elle mène depuis 6 ans contre la famille Sackler, richissimes milliardaires responsables de la crise des opiacés aux Etats-Unis, avec leur puissant et très addictif analgésique l’OxyContin, qui a provoqué de nombreuses et fatales overdoses, et en a profité pour revenir sur son œuvre et les douleurs secrètes qui la sous-tendent. "Ce film, précise Laura Poitras, est vraiment le fruit d’une collaboration. C’est même Nan Goldin qui a commencé à filmer les actions du collectif P. A.I.N, son association, avant que je ne rentre dans le projet. Malgré tout, je reste la réalisatrice de ce film, le final cut m’appartient, mais je l’ai fait participer à sa fabrication : une fois que je disposais d’un premier montage, je le lui montrais, en résonance avec la manière dont elle travaille avec ses sujets auxquels elle soumet ses photos et dont elle respecte l’avis ; j’avais également ce souci-là à son égard.[...] Et il s’agissait pour moi d'intégrer son œuvre comme un élément du récit du film, de la contextualiser, mais aussi de lui rendre sa grandeur cinématographique. Car elle a une dimension épique, d’opéra dans ses mises en scène, la manière dont elle juxtapose la musique et les images… Ce n’est pas étonnant que les chefs opérateurs cherchent l’inspiration depuis des années dans les œuvres de Nan Goldin..."

La chronique de Sandra Onana : Med Hondo
Le cinéaste mauritanien Med Hondo n’était pas seulement, loin s’en faut, la voix française d’Eddie Murphy ou Morgan Freeman, il était surtout l’auteur d’une œuvre foisonnante et inventive qui visait la décolonisation du cinéma, et proposait aussi bien la déambulation néo-réaliste d’un immigré africain dans les rues de Paris, un collage marxisto-brechtien dénonçant la Françafrique, une tragi-comédie musicale sur l’histoire des Antilles, ou un peplum subversif et censuré sur une reine nigérienne opposée aux troupes coloniales françaises. Le tout fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse, et d’une édition DVD en copie restaurée par ciné-archives en partenariat avec Doriane Film, la cinémathèque du Parti Communiste Français, dépositaire depuis 2015 de la filmographie et des archives d’un grand cinéaste proprement invisibilisé… "A la mort de Med Hondo en 2019, les hommages ont plus ou moins détaillé qu’il était l’auteur d’une œuvre extrêmement libre, révoltée, expérimentale, qui s’empare de la question de l’immigration africaine en France, à travers l’expérience vécue, le vécu des corps, le vécu psychique, de travailleurs noirs, dans un pays dont il dézingue le racisme bon-teint. Mais l’émotion populaire à sa disparition venait du fait qu’il a doublé pendant trente ans la voix française adorée d’Eddy Murphy, entre autres grands acteurs noirs américains. […] Et cette dialectique de la doublure, de l’homme qui prête sa voix, m’intéresse beaucoup, poursuit Sandra Onana, car il s’avère que l’affection du grand public envers Med Hondo se loge à l’endroit de cette “négritude” hollywoodienne, on pourrait dire, où s’imposent des figures d’autorité, soit rigolotes, soit rassurantes, alors même que son œuvre de cinéaste, très multiforme, n’avait rien de rassurante et pacifiée. Elle défiait la place laissée aux récits noirs dans le cinéma hégémonique américain, et s’attelait à l’idée très actuelle qu’il existe des voix manquantes, et à celle d’inspiration marxiste, que les films sont des armes à aiguiser pour en faire un lieu d’affirmation, d’éducation et de résistance."

Les sorties de la semaine
- Une plongée poétique dans le cinéma muet italien, par celles et ceux qui en ont été les artisans, dans la voix de Fanny Ardant, ou comment une des cinématographies les plus inventives du monde s'est donnée corps et âme au fascisme naissant, c'est Italia, le feu, la cendre de Céline Gailleurd et Olivier Bohler
- Des esclaves affranchis qui tentent d'échapper à leurs anciens maîtres pour vivre en hommes libres en Oklahoma, c'est Buck et son complice, l'étonnant premier film, un western, réalisé par Sidney Poitier, avec lui-même dans le rôle-titre et Harry Belafonte en prêtre pas très catholique
- On en avait parlé la semaine dernière avec Sophie-Catherine Gallet, la réédition de films tout aussi méconnus, Un homme comme tant d'autres, Harry Plotnick seul contre tous et La vengeance est à moi, c'est l' American Trilogy de Michael Roemer
- Une autre réédition, qu'on avait annoncée à la mort de son auteur, Carlos Saura, le 10 février, c'est son chef-d'œuvre Cría cuervos (N.T. Binh en fera chronique ici-même le 1er avril)
- Pour les adeptes de courses effrénées dans les landes et de romantisme british revue à la sauce néo-féministe, le biopic de l'autrice des Hauts de Hurlevent, c'est Emily de Frances O'Connor
- Autre thème à la mode, la résilience, celle d'une danseuse algérienne rendue immobile et muette suite à son agression par un ancien terroriste, c'est Houria de Mounia Meddour, qui y retrouve son interprète de Papicha, l'excellente Lyna Khoudri
- Des dessins animés déjantés, avec des mariés métamorphes et autres créatures surréalistes et décantes, c'est le retour en salle de deux des films les plus dingos de Bill Plympton, L'impitoyable lune de miel, et Les mutants de l'espace
- Un ours cocaïné, prétexte à des déchaînements gore tout aussi cartoonesques, c'est le un rien laborieux Crazy Bear, d'Elizabeth Banks
- En beaucoup plus réussi, dans le genre Tex Avery, on se rabattra sur le génial Arizona Junior, deuxième film des frères Coen, qui ressort également sur grand écran
- Et enfin, un adolescent colombien, obligé de se conformer aux codes masculinistes de la rue pour survivre, c'est le beau Un varón, premier film d'un cinéaste à suivre, Fabian Hernandez
Les annonces de Plan Large
Tous ces films, vous pourrez les voir de demain à mardi pour 5 euros, puisque c'est le retour du Printemps du cinéma !
C'est le retour aussi du Prix Cinéma des étudiants France Culture, 9ème édition. L'appel à candidature à destination des étudiants est lancé pour constituer le jury. Vous avez jusqu'au 10 avril pour la déposer sur le site de France Culture, et voter pour un des cinq films sélectionnés, à savoir Annie Colère de Blandine Lenoir, Retour à Séoul de Davy Chou, Saint Omer d'Alice Diop, Stella est amoureuse de Sylvie Verheyde, et Youssef Salem a du succès de Baya Kasmi. Le prix sera remis, comme chaque année, au Festival de Cannes.
Extraits sonores
- Extraits d'À pas aveugles, de Christophe Cognet
- Zog Nit Keynmol, par Zahava Sweewald, chanson du ghetto de Vilnius, devenue hymne de la résistance juive à la Shoah
- Extraits de Toute la beauté et le sang versé, de Laura Poitras
- Cold Song, par Klaus Nomi
- Extrait de Les Bicots-nègres, vos voisins, de Med Hondo (1973)
- Appolo, Georges Anderson (dans la B.O. de Soleil Ô, de Med Hondo (1967))
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