11 mai : l'impossible retour à l'école ?

Un retour en classe, mais dans quelles conditions?
Un retour en classe, mais dans quelles conditions?  ©Getty -  Photo and Co
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Un retour en classe, mais dans quelles conditions? ©Getty - Photo and Co
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Face aux incertitudes d'une réouverture des établissements scolaires, Louise Tourret a demandé à Antoine Prost de partager son regard d'historien sur la place de l'école et le métier d’enseignant tels que nous les réenvisageons à la lumière de la crise que nous traversons.

Le Président de la République vient d’annoncer une réouverture progressive des écoles à partir du 11 mai prochain, et si de l’aveu même du ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, beaucoup d’éléments restent à déterminer au niveau de l'organisation et la date peut encore évoluer, on commence à imaginer ce retour à l'école et ses conditions.

Nous avons demandé à l'historien Antoine Prost, spécialiste du XXème siècle, qui a écrit sur la Grande Guerre, plus récemment sur les Français à la Belle époque, et qui a publié plusieurs ouvrages importants sur l’école, quel regard il portait sur la période et les questions qu’elle pose sur l’éducation, la place de l'école et le métier d’enseignant. 

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Louise Tourret : Comment imaginez-vous ce retour à l’école ? 

Antoine Prost : Tout d’abord il ne faut pas généraliser : "l’école" ça n'existe pas. Les problèmes ne sont pas les mêmes selon les niveaux, dans le premier degré, au collège et au lycée. Ils ne sont pas les mêmes non plus dans les centres-villes ou les banlieues, dans les quartiers périphériques, etc. Il va falloir tenir compte de toutes les situations locales. Ce qui est une excellente occasion, je trouve, de s’interroger sur les différentes fonctions de l’école. Parce que si l’école, ça ne consiste qu'à "faire cours", les professeurs au lycée par exemple font des cours à distance, et donc qu’ils les fassent en présentiel ou pas, à la limite cela ne change rien.

LT : Quelle différence justement entre enseigner à distance et enseigner en classe?

AP : Ce qui change, ce sont les autres fonctions du professeur. Celui-ci ne se contente pas de présenter les connaissances à acquérir, il organise le travail des élèves et il l’évalue. Et l’organisation du travail des élèves demande à être vue de près. Dans le cadre du télé-enseignement, comment se font les acquisitions de savoirs ? Elles peuvent avoir lieu pour les uns, et pas pour les autres… Ou encore certains élèves peuvent faire des contresens massifs. Il y a donc une fonction irremplaçable du professeur, qui ne consiste pas à diriger les connaissances, mais à organiser, contrôler et évaluer le travail. Et à conseiller les élèves. S'il s'agissait simplement de diffuser des connaissances, il suffirait qu’il fasse des conférences à la télévision.

LT : Des voix - nombreuses parmi les enseignants - s'élèvent pourtant pour pointer un risque accru de contagion avec la re-scolarisation...

AP : Les professeurs ne se rendent pas compte qu’en disant qu'on n’a pas besoin de retourner en classe, ils sont en train de nier leur propre existence. S'il est possible d'avoir de très bons cours faits par un professeur pour 10 000 élèves, on ne peut pas organiser le travail des élèves par milliers, ni même par centaines, cela ne peut se faire que par petit groupe. Donc vous faites rentrer les classes par demi-groupes, et vous mettez en face de chaque classe, pour chaque matière, le professeur compétent qui regarde comment les élèves ont assimilé, ceux qui n’ont pas assimilé, et qui leur donne éventuellement des devoirs ou des exercices à faire, etc. Toutes ces choses absolument irremplaçables que personne ne peut faire en dehors des enseignants. C’est à cela que les parents s’essaient en ce moment, mais on voit avec quelles difficultés parce que ce n'est tout simplement pas leur métier. Je vois pour ma part dans la reprise du travail pédagogique après le confinement une occasion exceptionnelle pour les professeurs de montrer qu’ils ne sont pas seulement des hauts-parleurs mais qu’ils pratiquent un véritable métier.

LT : Cela pourrait-il changer le regard que nous portons sur l’école et le rôle de l’enseignant ? 

AP : L’un des problèmes du confinement, c’est qu’il brise le rapport entre les élèves eux-mêmes, et entre les élèves et ces adultes en position éducative que sont les professeurs. Il faut rétablir ce contact. Le professeur est dans un rôle qui est en train de devenir avantageux et intéressant parce qu’on a été privé de lui, donc il ne faut surtout pas qu’il se dérobe. Ce n’est pas quand on commence à avoir envie de vous que vous allez tourner le dos !

LT : On entend aussi des enseignants déclarer que la réouverture des écoles va servir seulement à permettre aux parents de recommencer à travailler et à l’économie de redémarrer... 

AP : C’est étonnant cette façon qu’ont les enseignants de se dévaloriser. Ils disent par avance "On va nous instrumentaliser, on va se servir de nous pour en faire travailler d’autres". Mais le métier qu’il font est riche, noble, passionnant ! Pourquoi le défigurer en le voyant comme un auxiliaire d’autre chose ? Ils servent à bien plus qu’à garder les enfants! S'ils se mettent à penser qu’ils sont là pour garder les enfants, il n’y a plus de raison ni de les former ni d’aller les recruter loin : il suffit de payer des gardiens… L’école n’est pas une garderie enfin ! 

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LT : Le temps de l’école est aussi celui qui donne un rythme aux journées, à la semaine, à l'année, est-ce important de reprendre ce rythme? 

AP : On ne peut pas reprendre la classe exactement comme on la faisait avant. J’aime bien d’ailleurs parler de "classe" plutôt que de "cours", je pense qu’il y a deux sortes de professeurs : ceux qui font classe et ceux qui font cours. Ceux qui font cours, ils parlent et ils sont du côté de la transmission de la connaissance. Ceux qui font classe, ils apprennent mais ils organisent aussi. Vous pouvez très bien avoir des groupes qui auront classe le matin et d’autres l’après-midi. On peut imaginer d’autres rythmes, par exemple un jour sur deux, les enseignants ne sont pas obligés de reprendre avec exactement les mêmes horaires qu'avant. Je pense qu’on ne pourra pas retravailler avec des classes de 30 élèves dans les locaux disponibles. Ni faire la classe en portant des masques en permanence. Donc il faudra espacer, aérer les classes, ce qui va imposer à mon avis le travail en demi-groupe. 

LT : Vivons-nous un événement historique, de ceux qui sont appelés à entrer dans les manuels scolaires ?

AP : Ce sera un événement historique en fonction du récit que l'on fera de lui. Les événements historiques, ce sont les événements dont on parle. Donc, la façon dont on raconte cette crise, dont on la racontera, donnera à ce qu’on est en train de vivre un visage probablement différent de celui que nous observons aujourd'hui. 

Trois points à retenir 

  • La reprise ne peut se faire qu'en réorganisant les classes en demi-groupes et sur des rythmes différents de celui de l'école d'"avant". 
  • Cette période de confinement permet de saisir à quel point le rôle du professeur est structurant car apprendre ne consiste pas à accumuler des connaissances.
  • Les enfants ont besoin de leurs pairs et d'adultes extérieurs à leur famille pour construire leurs apprentissages et progresser. 

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