De quel soin parle-t-on cette fois ? D'abord de celui des corps. Réduits et abîmés par la détention, ceux-ci retrouvent grâce à la danse le goût pour la liberté de mouvement et l'expression. De celui des personnes incarcérées ensuite, qui reprennent confiance dans leur individualité, et se détachent progressivement du numéro d'écrou qui, seul, les distingue en prison. Entretien avec le chorégraphe Angelin Preljocaj, qui a fait danser des détenues.
Huitième temps de notre notre série "Faire soin" qui donne la parole à des artistes dont la pratique se situe à la frontière des mondes de la santé, de l’aide sociale, du soin et de celui de la création. Aujourd’hui, Marie Richeux productrice de "Par les temps qui courent" s’entretient avec le chorégraphe Angelin Preljocaj. Il évoque notamment le projet mené à la prison des Baumettes à Marseille en 2019 avec des détenues, qui a abouti au spectacle "Soul kitchen", à une tournée, et à un documentaire " Danser sa peine" réalisé par Valérie Müller.
Angelin Prelocaj dirige le Pavillon noir d'Aix-en-Provence. Quand il parle de danse, il parle souvent de langage et d'écriture. Ce n'est donc pas un hasard si, lors d'une première séance de travail avec des femmes détenues, on l'entend proposer comme exercice d'écrire leur prénom avec leur corps. Cet exercice donne lieu à des esquisses de mouvements, lesquels donneront lieu à des danses, à un spectacle, une tournée, voire à un film.
Marie Richeux : Comment avez-vous décidé un jour d'aller danser en prison, d'y faire des interventions ponctuelles, voire de danser avec des détenus ?
Angelin Preljocaj : Au départ, il y a ces courriers de détenus qui nous ont exprimé leur émotion après avoir vu des danseurs interpréter des extraits de mes ballets, une fois par an, en général dans la cour de prison. J'ai été bouleversé par ces témoignages. Je sentais confusément que quelque chose liée au corps avait du les atteindre : voir les danseurs libérait quelque chose dans leurs sensations. Ensuite, plutôt que de venir ponctuellement leur montrer quelque chose, puis de les laisser retourner à leur cellule, j'ai eu envie de leur proposer un atelier. J'ai contacté l'administration pénitentiaire et comme j'aime bien l'idée que les ateliers débouchent sur une sorte de synthèse du travail qui a été fait, j'ai proposé un spectacle et j'ai obtenu un accord. Mais là, j'ai poussé encore plus loin cette démarche en demandant que le spectacle soit donné à l'extérieur de la prison. Ce que j'ai finalement obtenu, même si ça a été très long. Au départ, je devais présenter le spectacle au Pavillon noir à Aix-en-Provence, donc pas très loin de la prison des Baumettes. Puis j'ai été contacté par le Festival international de danse de Montpellier, qui était très intéressé par le projet. Cela a fini par faire comme une petite tournée et c'était vraiment formidable.
MR : Qu'est-ce qui vous avait amené au départ à venir danser une fois par an à la prison des Baumettes ?
AP : Il y a une vingtaine d'années, j'ai constitué un groupe qui s'appelle le G.U.I.D, le Groupe Urbain d'Intervention Dansée. C'est un petit jeu de mot pour dire “suivez le guide” : faire découvrir la danse à des gens qui ne sont pas forcément en contact avec le spectacle vivant. L'idée était simple : il s'agissait d'amener la danse vers les gens plutôt que d'attendre que les gens viennent dans les salles de spectacle la voir. C'est une activité qui perdure : on le fait encore dans les hôpitaux, sur les places de village, les cours de lycées, les réfectoires d'écoles primaires. On arrive, on pousse les tables et on montre des extraits de danse. Et puis ensuite, s’en suit une petite conversation. Ce contact direct, très proche avec la danse, provoque vraiment des passions et même parfois des vocations. J'ai eu beaucoup de témoignages de jeunes danseurs qui, après avoir vu au lycée ou à la fac, une intervention du G.U.I.D se sont mis à la danse.
MR : Mais créer des points de rencontre entre de potentiels spectatrices et spectateurs avec le spectacle vivant et pratiquer la danse sont deux choses très différentes. L'expérience menée aux Baumettes, sur le temps long, représente vraiment un pas supplémentaire dans votre démarche...
AP : En effet. A travers cette impulsion du G.U.I.D. on a basculé dans un autre champ. Et puis, après avoir reçu tous ces courriers que j'ai évoqués, quand j'ai commencé à rentrer dans le vif du sujet, j'ai découvert l'ampleur de ce à quoi je m'attaquais. Je n'avais pas mesuré tout ce qu'implique la détention. On pense que c'est juste la privation de liberté, mais en vérité, ça va beaucoup plus loin que ça. La prison, c'est une sorte de mise en veille de tous les sens : on a un champ de vision extrêmement réduit, on entend les bruits de la prison mais ils sont toujours identiques, et ils ne sont pas agréables. Bref, on est toujours dans quelque chose d'assez rébarbatif. Pareil avec le toucher : la privation de liberté implique un changement dans le comportement, dans la relation à l'autre, etc. Pour l'odorat, c'est la même chose, les odeurs en prison sont toujours les mêmes. J’ai très vite remarqué que de nombreux prisonniers cuisinaient dans leurs cellules parce qu'ils voulaient échapper aux repas distribués qui ne sont pas très sophistiqués, qui sont très sommaires. Et donc, il y a une volonté, à travers la cuisine, de se réapproprier au moins ce sens-là, et le plaisir de préparer son repas, et de pouvoir développer ce sens. Cette observation m'a ramené à la lecture des Nourritures terrestres d' André Gide et ce livre est devenu la base de mon travail avec ces femmes détenues.
MR : Dans le documentaire de Valérie Müller qui retrace ce travail pour la création de "Soul kitchen", vous confiez que c'était la première fois que vous travailliez avec d'autres corps que les corps des danseurs. Qu'est-ce que cette expérience vous a appris, que vous n'aviez jamais vu avant ?
AP : C'était très curieux pour moi, ces corps qui ne sont pas des corps de danseurs, qui ne sont pas des Stradivarius de la danse, du mouvement. Il fallait que j'invente un langage spécifique lié à leur corps, et c'était à la fois passionnant et un peu angoissant, parce que je sortais de mes marques. Mais j'aime bien cette idée que chaque fois qu'on fait une nouvelle chose, ça remet tout en jeu. On essaye d'abord de prendre quelque chose qui est très haut, pour pouvoir se hisser soi-même : même si on n'arrive pas à l'endroit visé, au moins, on a tenté d'aller plus haut que notre point de départ et ça, c'est déjà formidable. Mais là, c'était encore différent parce que ce sont des filles qui n'avaient jamais fait de danse, des corps emprisonnés qui ont finalement un fonctionnement très minimal. Et puis, il y avait aussi la question de “Qui je suis ?” C'est-à-dire que, quand je vais à la Scala de Milan, au New York City Ballet ou à l'Opéra de Paris, les gens savent qui je suis : un chorégraphe expérimenté. Mais quand j'arrive en prison, pour ces filles, je suis juste un mec qui veut les faire danser. Donc, il y a tout un travail de pédagogie, où il faut donner confiance à ces femmes, leur faire comprendre que l'idée, c'est de les emmener le plus loin possible dans un projet artistique, et qu'il n'y a pas d'embrouille là-dedans. Mais une fois cette confiance acquise, cela a été incroyable.
MR : Quand vous dites que ces femmes ont senti qu'il n'y avait pas d'embrouille, qu'aurait pu être cette embrouille ? Ai-je suffisamment interrogé mon désir de faire danser ces femmes ? Qu'est-ce que je viens chercher dans ces corps empêchés ? Pourquoi suis-je ici ? Cela signifie-t-il que dans ces lieux encore plus qu'avec des interprètes dits classiques, l'artiste doive être hyper au clair sur ses intentions ?
AP : Oui, je crois que cela exige encore plus d'honnêteté et de clarté dans son propos et dans sa démarche. D'ailleurs, je craignais aussi que le spectacle encourage le côté voyeur, que les spectateurs se demandent ce que ces femmes avaient fait, qui elles étaient, qu'ils viennent les voir comme des bêtes de foire. En effet, on va voir des femmes "border" comme on dit en anglais mais pour moi, c'est un rapport d'être humain à être humain qui était en jeu. Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? Qu'est-ce que vous allez m'apporter ? C'est l'une des premières choses que je leur ai dites d'ailleurs : "Je pense que vous allez m'apporter sûrement plus que ce que je vais vous donner". Ça les a fait rigoler la première fois, mais j'avais raison. Elles m'ont beaucoup apporté dans mon approche, d'abord sociétale, puis dans ma réflexion sur l'incarcération. Mais c'est aussi un regard sur le monde et sur les êtres humains. Je n'ai pas souvent l'occasion de croiser des personnes incarcérées et qui ont eu un accident de parcours. Je ne les voyais pas comme des délinquantes. Ces femmes ont eu, à un moment de leur vie, un impact, un accident, qui a fait qu'une sorte de chaos s'est ouvert devant elles. Mais on s'aperçoit que la prison peut avoir une vertu presque pédagogique, qui, quand elle est bien exercée, permet la réflexion. Elles disent dans le film que la prison les a fait réfléchir sur ce qu'elles font, sur qui elles sont. Sur ce point, tous les êtres humains se ressemblent : quand on a quelque chose, on se rend pas compte de la valeur de ce qu'on a, et dès qu'on le perd, ça le revalorise. Donc l'idée de revaloriser la liberté a également fait partie de ce travail chorégraphique avec elles.
MR : Est-ce que l'enjeu de "Soul Kitchen" pour ces femmes n'est pas finalement de retrouver, grâce à la danse, un être au présent, qui leur a été retiré ?
AP : Je crois qu'il y a une question qui est liée à l' entéléchie, cette notion qui, en philosophie, voudrait que l'on atteigne l'amplitude totale de son être au moment où on en est, c'est-à-dire de remplir complètement son espace d'être. Et à travers ce projet, c'est ce que j'ai essayé de faire. Quand ces femmes sont sur scène, elles sont dans l'amplitude maximum d'elles-mêmes, et cela, à travers la danse, à travers leur engagement tout au long du processus, et qui permet que, quand elles arrivent sur scène, elles soient pleines d'elle-mêmes. En accord avec leur corps, dans une forme de justesse. C’est pour cela que j'ai ressenti lors des quelques représentations que le public ne les regardait comme des détenues, que les gens n'émettaient pas de jugement. L'idée, c'était de les montrer dans leur amplitude la plus grande et la plus belle. C'est ce qui a fait, je crois, l'émotion du spectacle. A chaque fois, les gens étaient bouleversés. J'ai vu des spectateurs en larmes au moment des saluts, descendre les gradins et aller sur scène pour prendre ces femmes dans leurs bras. Il y avait une émotion extrêmement intense que je n'ai jamais vue nulle part ailleurs.
Archives
Grégoire Korganow, émission "L'Atelier intérieur", France Culture, 2015
Christophe Massin, émission, "Les racines du ciel ", France Culture, 2016
Extrait
Danser sa peine, film de Valérie Müller.
Références musicales
Eve Risser, Des pas sur la ville
Neniu*, Il pleut des cordes*
"Faire soin", un rendez-vous aux frontières de la création et du soin
Chaque lundi et chaque jeudi, "Faire soin" (*) vous propose un entretien de Marie Richeux avec un ou une artiste qui expérimente, depuis longtemps, à la frontière des mondes de la santé, de l’aide sociale, du soin et de celui de la création. Tous les épisodes de "Faire soin" sont à retrouver ici.
L'équipe : Jeanne Aléos, Romain de Becdelièvre, Joseph Hascal, Lise-Marie Barré, Charlotte Roux et Marianne Chassort
(*) nous avons choisi ce titre pour dépasser l'expression 'Prendre soin' mais aussi en pensant à un très beau film de Mohamed Lakhdar Tati titré Fais soin de toi
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