Par quel moyen aider les femmes victimes de violence à se reconstruire et retrouver l’estime de soi ? C’est la question que se sont posée Clémentine du Pontavice et Louise Oligny. Pour tenter d’y répondre, elles ont créé un atelier où, accompagnées de soignants, elles mettent leur pratique artistique au service de femmes abîmées qui cherchent à se redécouvrir.
Quatrième temps de notre série "Faire soin" qui donne la parole à des artistes, dont la pratique se situe à la frontière des mondes de la santé, de l’aide sociale, du soin et de celui de la création : il s’agit aujourd’hui, de montrer comment des femmes meurtries peuvent se reconstruire, grâce à un atelier créé par deux artistes qui utilisent la photo, le dessin et la création de bijoux pour aider ces femmes à se réinventer et reprendre le contrôle de leur corps.
Marie Richeux, productrice de "Par les temps qui courent" s'entretient avec Louise Oligny, photographe, et Clémentine du Pontavice, autrice et dessinatrice, qui par le dessin et la photo, renforcent le sentiment d’existence de celles qui ont été meurtries. Également, un moyen pour ces deux artistes, de redécouvrir leur propre pratique en la transformant au contact des autres.
Voilà trois ans que Clémentine du Pontavice et Louise Oligny interviennent à la Maison des femmes de Saint Denis dans un atelier baptisé "Réparer l’intime". La Maison des femmes est une institution créée par la gynécologue Ghada Hatem. La maison jouxte l’hôpital Delafontaine à Saint Denis et accueille des femmes violentées, vulnérables dans un parcours de soin allant de la gynécologie, au planning familial, en incluant l’aide psychologique sociale ou juridique. Cet atelier artistique a lieu tous les lundis, sa répétition et sa fixité sont essentiels. Les femmes y sont orientées par l’équipe soignante de la Maison qui a vu cet espace d’expression se transformer, s’adapter au fur et à mesure que le temps passait, et qu’il s’y passait des choses significatives.
Pourtant les deux artistes le disent, il n’y avait au départ qu’une forte intuition, affinée et affirmée avec l’expérience et l’observation. L’intuition que faire, fabriquer, inventer, c’est aussi se faire, se fabrique, s’inventer. Un jour, en fin d’atelier, elles entendent certaines femmes chanter, et décident de monter un partenariat avec le festival musical Banlieues Bleues. Quelques mois plus tard, en lien avec deux musiciennes, la chorale de la Maison des femmes était sur pied ! C’est ainsi qu’elles imaginent la suite de cette aventure : en se liant à d’autres institutions, à d’autres artistes, pour que l’autonomie pas à pas recouvrée dans l’atelier, aille en s’agrandissant et en s’ouvrant sur le monde.
Clémentine du Pontavice : Notre atelier est constitué de trois étapes : les femmes qui arrivent font d’abord un bijou qu’elles fabriquent pour elles-mêmes, ensuite Louise les prend en photo, mais avant cela, elle leur propose de les maquiller et de les recoiffer si elles le souhaitent, puis elles se redessinent d’après la photo prise par Louise. Pour être plus précise, au cours de ces trois étapes, avec le bijou, elles fabriquent quelque chose. Louise Bourgeois disait que « construire, c’est se construire » et j’aime cette phrase parce qu’elle résonne beaucoup, et je crois beaucoup en cela. Ensuite, Louise prend vraiment soin d’elles, en les touchant, en les maquillant, en les recoiffant, et enfin quand elles se redessinent, j’aime bien dire qu’elles passent un moment avec elles-mêmes. La plupart du temps, avec cette étape de la photo et du dessin, elles réalisent qu’elles existent. Pour certaines, elles ont perdu ce sens, et là, elles voient qu’elles existent en tant qu’individu. Je me souviens de la phrase d’une femme qui m’a énormément touchée, et qui disait : « Je réalise que j’ai les yeux marrons, alors que j’ai toujours cru que j’avais les yeux noirs ». On voit très bien que, peut-être pour la première fois de sa vie, cette femme s’est posée et a passé un temps avec elle-même.
Louise Oligny : Ce qu’on ne dit pas assez c’est que, quand les gens vivent des choses difficiles, on pense toujours à l’aspect moral, mental ou psychologique, mais je pense que la douleur psychologique est aussi une douleur physique très grande. Elles sont souvent dans des états d’angoisse, parce qu’elles ont été frappées, qu’elles sont parties de leur pays et qu’elles sont dans une insécurité à plein de niveaux, une insécurité qui les avale complètement. Et je pense que dépasser cette douleur-là pour les regarder et leur montrer qu’elles existent, qu’elles ont une enveloppe physique qui est réelle, et ensuite pouvoir dessiner sur ce médium qu’est la photo, c’est prendre le pas sur cette souffrance et sur ce qui n’est devenu qu’un sentiment. Cela permet de se rendre compte qu’il y a encore une existence physique, et qu’on peut encore dessiner ce physique, et par ce physique, par le corps, il y a moyen de se réinventer, de vivre, et de reprendre le contrôle des choses.
Marie Richeux : Vous êtes arrivées à la Maison des femmes avec quel genre d’intuition ?
LO : On a mis le savoir de Clémentine autour du bijou et du dessin, et mon savoir de la photo. A la limite, j’aurais pu être cuisinière, on aurait pu faire autre chose. Mais toujours est-il, avec ce qu’on était, ce qu’on savait faire, on a monté cet atelier qui donne quand même des résultats que je trouve formidables. On peut dire qu’on a eu une intuition très forte, mais on était là, et ce n’était peut-être pas un hasard. J’étais là pour faire des photos, Clémentine était initialement à la Maison des femmes pour montrer son travail, dans le cadre d’une exposition. Par conséquent, notre pratique nous a quand même menées à cet endroit-là. Ce qu’on a inventé était adapté à ces femmes et à cet endroit.
CDP : On construit cet atelier sur un fil, sur la pointe des pieds, parce qu’on est en vigilance permanente pour rendre service à ces femmes, qui sont des sujets, pas des outils : on veut leur rendre cette autonomie-là. Évidemment, on travaille avec des femmes qui sont extrêmement abîmées, et c’est parfois compliqué, donc on a besoin de cet échange avec l’équipe soignante pour vérifier qu’on est au bon endroit, qu’on ne se trompe pas dans notre démarche. On marche toujours sur des œufs, on tâtonne, et c’est vraiment l’expérience, mais aussi le fait d’être dans cette institution, d’être au milieu d’une équipe soignante, qui fait qu’on peut se permettre ces « expérimentations ». Je pense qu’on n’a jamais été trop loin, il n’y a jamais eu de débordements, et on a ce souci permanent depuis trois ans de se dire : est-ce qu’on fait bien, ou pas ? Cet atelier, en retour, m’apporte d’aller plus loin dans le frottement entre l’intime et le politique, et je pense que c’est un endroit qui me faisait peur, que je ne m’autorisais pas. C’est assez joli, parce que j’accompagne les femmes avec l’ensemble des soignants de la Maison des femmes, en les aidant à être plus autonomes, à retrouver l’estime d’elles-mêmes, à aller mieux, et à retrouver leur place dans la société. Mais ces femmes m’apportent autant, puisqu’elles m’aident peut-être à trouver ma place.
MR : Diriez-vous que pour chacune d’entre vous, il faut que les espaces soient clairs, entre ce qui relève de votre travail de création, de ce que vous faites avec les femmes, ou y a-t-il plus de circulation et de porosité. Etes-vous tout le temps en train de créer, avec ou sans elles ?
CDP : Je pense qu’on est tout le temps en train de créer, mais ce qui est très clair, et c’est important pour moi, c’est que le travail à l’atelier, fait que les femmes sont autrices de leur travail, de leur création, et en aucun cas, je ne m’y substitue.
LO : Je dirais qu’il y a une grosse porosité, parce que ce qu’on vit à l’atelier est quelque chose d’assez intense, qui bouleverse beaucoup de choses, qui prend une place très importante dans notre évolution personnelle, en tant qu’individu, mais aussi en tant qu’artiste. Forcément, il y a des allers-retours, parce que, personnellement, ça me bouleverse, en tant qu’individu, dans ma vision du monde, de ce que c’est que faire une photo. Avant, je faisais beaucoup de photos de reportages, donc, je témoignais pour les gens, mais là, je fais des photos dont les femmes s’emparent, je fais vraiment des photos pour ces femmes. C’est une façon complètement différente de me placer, de voir comment elles s’en saisissent et comment mon travail peut être utile, que je n’avais pas prévue : là je ne montre pas en général, je montre juste à une personne et pour elle-même ce qui change beaucoup de choses. Ma pratique artistique a été changée, chamboulée, ma façon de voir les choses est complètement différente, et du coup, ma façon de photographier aussi.
Quand on a inventé cet atelier, on était toutes les deux dans une démarche de partage artistique, et jamais nous est venue en tête l’idée qu’on allait prendre soin des femmes ou faire soin. L’idée était de mélanger nos pratiques artistiques et de faire quelque chose à cet endroit-là. D’un autre côté, il y avait la Maison des femmes qui était un lieu vraiment pensé pour le soin, dans lequel Ghada Hatem, dans le projet initial, n’avait pas prévu d’ateliers. Quand on est arrivées avec cette idée d’atelier, il y avait déjà un atelier de danse et un atelier de karaté. Ghada nous a ouvert les portes, et la relation entre notre atelier et la Maison des femmes s’est inventée au fur et à mesure. Finalement, les choses se sont faites d’elles-mêmes, et cet atelier est devenu un endroit, dans lequel il y avait aussi une dimension de soin, où les femmes trouvaient un écrin pour prendre soin d’elles-mêmes. Le fait de dessiner, de se réinventer en se dessinant, leur donnait aussi des outils pour prendre soin d’elles-mêmes. C’est comme ça que nous avons trouvé notre place dans cet atelier, et l’équipe soignante s’est rendu compte qu’on faisait aussi soin. Il y a eu un échange qui s’est fait, de l’un à l’autre, et je pense que finalement, pour certaines femmes, on fait vraiment partie du parcours de soin donné à la Maison des femmes.
CDP : J’ajouterai que le lien entre l’équipe soignante, notre atelier et notre pratique s’est fait progressivement, est devenu de plus en plus important, parce qu’à l’atelier se sont jouées et passées des choses, pour lesquelles on a dû communiquer de façon assez rapide avec l’équipe soignante. Par exemple, il y a des choses qui s’y sont dites, qui ne se sont pas dites en consultation. Il y a eu des échanges, toujours avec l’accord des femmes, qui ont fait que les soins ont pu progresser, parce que les femmes ont pu dire des choses à l’atelier qu’elles n’avaient pas dites ailleurs. Cela a parfois permis de débloquer des situations, et même pour nous, d’aller plus loin en échangeant avec l’équipe soignante, d’être plus juste dans notre accompagnement vis-à-vis de certaines femmes.
Archives
Ghada Hatem, émission "Interclass : La Maison des Femmes", France Inter, 2018
Louise Bourgeois, "Atelier de création radiophonique", France Culture, 1996
Frédéric Worms, "La fabrique de l'humain", France Culture, 2010
Musique
Monkey Donkey, Hanakana
"Faire soin", un rendez-vous aux frontières de la création et du soin
Chaque lundi et chaque jeudi, "Faire soin" (*) vous propose un entretien de Marie Richeux avec un ou une artiste qui expérimente, depuis longtemps, à la frontière des mondes de la santé, de l’aide sociale, du soin et de celui de la création.
Tous les épisodes de "Faire soin" sont à retrouver ici
L'équipe : Jeanne Aléos, Romain de Becdelièvre, Joseph Hascal, Lise-Marie Barré, Charlotte Roux et Marianne Chassort
(*) nous avons choisi ce titre pour dépasser l'expression 'Prendre soin' mais aussi en pensant à un très beau film de Mohamed Lakhdar Tati titré Fais soin de toi
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