Le 14 avril dernier, Donald Trump a annoncé sa décision de suspendre la contribution financière américaine à l'OMS, reprochant à l'organisation internationale des erreurs dans la gestion de la pandémie de Covid-19 et de s'être alignée avec la politique de Pékin. Si la décision étonne en ces temps de crise sanitaire mondiale, elle nous rappelle que le champ de la santé a toujours été une source de tensions scientifiques, diplomatiques et politiques importantes entre les nations. Comment la santé est-elle devenue le premier domaine à faire l'objet de politiques communes à l'échelle internationale ? Xavier Mauduit, producteur de l'émission "Le cours de l'histoire", a posé la question à l'historienne Sylvia Chiffoleau.
Des premières conventions sanitaires à la création de l'OMS en 1948, ce sont les épidémies et les guerres qui ont convaincu les grandes puissances de la nécessité de mettre en place des institutions et des politiques internationales de santé publique. Pourquoi cette nécessité s'est-elle imposée dès le XIXe siècle ? Comment les différents Etats en présence sont-ils parvenus à un consensus autour de ces questions, jusqu'à aboutir à notre système actuel ? Xavier Mauduit, producteur de l'émission " Le cours de l'histoire", a posé ces questions à Sylvia Chiffoleau, directrice de recherche en histoire contemporaine au CNRS, et auteure de Genèse de la santé publique internationale. De la peste d’Orient à l’OMS, paru en 2012 aux Presses Universitaires de Rennes/Ifpo.
Xavier Mauduit : Quelle est la genèse des institutions internationales de santé publique que nous connaissons aujourd'hui ?
Sylvia Chiffoleau : Avant qu'il n'y ait des institutions pérennes à proprement parler, il y a eu un premier mouvement d'expériences : les conférences sanitaires internationales. L'institutionnalisation elle-même est tardive, elle date du début du XXe siècle, mais le processus de mise en place d'une réflexion commune internationale sur la santé est antérieure et date de 1851, date de la première de ces conférences.
XM : Qui est à l'origine de ces espaces de discussion sur les questions sanitaires, qui se créent justement au moment des épidémies de choléra au XIXe siècle ?
SC : Les puissances européennes en ont à l'initiative, surtout la France et la Grande-Bretagne , qui ont toutes deux développé, dès le tournant du XVIIIe siècle, une importante réflexion scientifique. Ces puissances expriment à la fois leur volonté de gérer les questions de santé, dans une optique sécuritaire, notamment en se protégeant du choléra dès l'épidémie de 1832 et de la fièvre jaune ; et leur souhait de ne pas contrarier l'essor du commerce international. Il s'agit de gérer à la fois la sécurité sanitaire et l'expansion de cette liberté de circulation.
XM : Au XIXe siècle, nous assistons à un changement d'échelle : il s'agit de connaître les routes des épidémies.
SC : En effet, on sait depuis le Moyen-Âge que les épidémies entrent par les ports, et que c'est la circulation des hommes et des marchandises qui diffuse les maladies. Si ce n'est qu'après les travaux de Pasteur qu'on comprend le mécanisme de la contagion, on sait bien avant cela que les épidémies circulent avec les transports. Mais au XIXe siècle, le système de quarantaine qui était de mise depuis le XIVe siècle commence à être considéré comme dépassé et handicapant pour la circulation des marchandises et des hommes. Il faut donc essayer d'alléger ces dispositifs d'éloignement des maladies. On va alors essayer d'agir au plus près de l'origine des maladies, c'est à dire en Orient, où l'on va tenter de construire des barrières efficaces pour, à terme, diminuer la pression sur les ports européens.
XM : Dans le débat autour de la santé publique, il y a de la géopolitique. En 1873, Adrien Proust publie son traité sur l’hygiène internationale et évoque les "peuples mercantiles", notamment les Anglais. Comment expliquer cette tendance britannique à freiner le système ancien de la quarantaine ?
SC : Pour des raisons idéologiques, qui sous-tendent leur développement commercial, les Anglais sont anti-contagionnistes. Certains pays d'Europe, notamment au sud, et de fait particulièrement exposés, sont contagionnistes et font le pari que les épidémies circulent et qu'il faut s'en protéger par des barrières. A l'inverse, les Anglais, puissance commerciale et maritime, misent sur l'anti-contagionnisme, et affirment que les épidémies ne sont pas contagieuses mais sont présentes dans l'environnement et découlent d'une mauvaise hygiène : il suffirait alors d'assainir les villes.
XM : Peut-on affirmer que le discours sanitaire du XIXe siècle est également un discours politique ?
SC : Oui, et il est encore renforcé par les concurrences coloniales qui vont parasiter un système international qui peine à se mettre en place. En 1851, on est à un moment où la France et la Grande-Bretagne s'entendent relativement bien mais les choses vont ensuite se compliquer, notamment suite aux concurrences coloniales entre les deux puissances, et à l'ouverture du canal de Suez. Les Français militent pour qu'il y ait une bonne protection sanitaire autour de cet espace, là où les Anglais veulent totalement libérer la circulation sur canal. Ces enjeux sanitaires trahissent des enjeux politiques, puisque la France est très hostile à la mise sous domination coloniale de l'Egypte par l'Angleterre.
XM : La concurrence est donc scientifique mais aussi politique. Et ces premières conférences sanitaires sont agitées par ces débats, notamment autour de la question du pèlerinage à la Mecque ?
SC : Ici, le consensus va se faire au détriment des pèlerins. En 1865, c'est le retour des pèlerins qui entraîne une épidémie de choléra, et ce mouvement d'externalisation de la barrière de protection qu'on cherchait à imposer à l'Orient pour libérer l'Europe des épidémies va trouver une justification avec cette nouvelle épidémie de choléra. Les pèlerins sont alors identifiés comme un groupe à risque, et les premiers accords des conférences internationales vont se faire sur ces questions-là, sur des tiers espaces et sur des tiers populations, plutôt que sur des politiques européennes.
XM : Quel regard a été porté par ces pèlerins, et plus généralement par les habitants de l'empire ottoman, sur les Européens et leurs initiatives pour endiguer les épidémies ?
SC : Il y a là une ambiguïté. La médecine occidentale, qui a pénétré dans ces régions dès le début du XIXe siècle, a été bien accueillie, notamment car elle a la même généalogie que la médecine arabe. L'empire ottoman était pourtant réceptif à l'idée de réformes sanitaires. Mais la mise place d'un système sécuritaire, d'une "barrière sanitaire" imposée par les Européens, en faisant primer la lutte contre la propagation des épidémies sur une médecine de santé publique, va changer la donne. Cette confiscation de sa souveraineté sanitaire va conduire l'empire ottoman, dès 1914, à mettre un terme à la pression qui s'exerce sur lui et à affirmer sa volonté de conduire sa propre politique sanitaire.
XM : Après la Première Guerre mondiale, une discussion se met en place entre les nations pour construire la paix. Est-ce un moment charnière pour la mise en place d'institutions internationales de santé publique ?
SC : Cette mise en place puise ses origines dans les conférences sanitaires internationales du XIXe siècle. Celle de 1873 avait déjà prévu de fonder une institution pérenne, qui ne sera fondée qu'en 1907 : ce sera l'OIHP, l'Office International d'Hygiène Public, dont le siège est à Paris et qui est la première instance internationale de santé publique. L'après-guerre va, avec le système de la SDN, faire naître une seconde institution, l'Organisation d'Hygiène de la SDN. Le paradoxe est qu'il va y avoir deux institutions internationales pour gérer le seul domaine de la santé, mais à partir de là, c'est un tout nouveau système institutionnel qui se met en place.
XM : L'OMS est créée en 1948, l'Organisation d'Hygiène de la SDN est née après la Première Guerre mondiale... Ces guerres mondiales peuvent-elles être considérées comme des moments de prise de conscience ?
SC : L'OMS est créée dans le nouveau contexte de l'ONU, mais elle est l'héritière de tout ce qui a précédé, des conventions sanitaires du XIXe siècle - adoptées dès 1892 - aux institutions elles-mêmes, qui seront refondues au sein de l'OMS. Il y a donc une généalogie de la santé publique internationale, qui désormais se joue dans le cadre de l'OMS, mais qui est l'héritière de tout ce qui l'a précédée depuis le XIXe siècle.
XM : L'OMS est-elle un véritable tournant dans l'histoire de la santé publique internationale ?
SC : Oui, c'est un tournant, un aboutissement, mais c'est surtout une institution qui va devoir gérer un monde radicalement différent, dans lequel le contexte asymétrique qui dominait jusqu'alors n'a plus lieu d'être. Cette puissance mieux partagée ne facilite pas les consensus.
XM : Donald Trump a annoncé suspendre la contribution financière des Etats-Unis à l'OMS, alors même que nous traversons une crise sanitaire mondiale. Quand l'historienne que vous êtes prend connaissance de cette actualité, quel est votre regard ?
SC : Cela apparaît comme une mesure aberrante, même si l'OMS fait l'objet de critiques récurrentes. Cela est sidérant de mettre un terme à un processus dont on sait qu'il est indispensable pour faire fonctionner le système international, et notamment pour endiguer les épidémies, malgré ses défauts.
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