La continuité pédagogique à l'épreuve du temps

Comment assurer la continuité... de la continuité pédagogique?
Comment assurer la continuité... de la continuité pédagogique?  ©Getty -  jayk7
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Comment assurer la continuité... de la continuité pédagogique? ©Getty - jayk7
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Depuis le début de l'épidémie et la mise en place de l'école à la maison, les professeurs tentent d'assurer au mieux la continuité pédagogique, et ce malgré la distance, le manque d'échanges avec les élèves et les disparités sociales. Mais comment assurer cette continuité sur le long terme ? Et comment aider les élèves à rester motivés sans la présence de leurs camarades ni de leur professeur ?

Dans ce numéro 16 de L'Ecole à la maison, comment faire ? Delphine Lebreton, professeure des écoles à Paris en double niveau CM1/CM2, nous parle de l'épineuse continuité... de la continuité pédagogique. Elle évoque avec nous le travail considérable qui a été réalisé par les enseignants depuis la mise en place de l'école à distance, mais également les problématiques qui évoluent au fil du temps. En effet, comment inventer des manières d'apprendre pour aborder de nouvelles notions à distance ? Comment l'école à distance transforme-t-elle la conception des enseignements ?

Louise Tourret : Quel regard portez-vous sur l'évolution de votre pratique pédagogique depuis le 15 mars ?

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Delphine Lebreton : J'ai trouvé ça de plus en plus compliqué parce que c’est un tout autre travail que celui que nous faisons habituellement en classe. Cette expérience redéfinit pour moi la notion même de pédagogie... La principale difficulté a été de devoir prévoir des séances de travail et de corrections sans le retour des élèves. A cette occasion, je me suis rendu compte à quel point je me nourrissais de ces échanges avec eux. En temps normal, je lance une réflexion à laquelle ils vont répondre d’une certaine façon, ensuite je propose tel type d’outils, tel type de façon de parler, je vais voir tel élève, m'adresser à lui d’une certaine façon et à un autre d’une autre façon, on va travailler par petits groupes... La pédagogie est une matière vivante, c’est à dire qu’elle s’alimente de tous ces échanges, des interactions entre élèves, et c’est cela qui fait défaut en ce moment... 

D'autre part, ce qui rend la masse de travail encore plus importante, c'est qu'il faut conceptualiser mais aussi manipuler l’outil informatique, à l'aide d'un ordinateur qui n’est pas un ordinateur professionnel, avec une connexion internet un peu fragile dans mon cas, c’est à dire que nous ne sommes pas équipés pour cette façon de travailler. On se forme, on apprend à faire des PowerPoint, à insérer des schémas, cela peut sembler idiot mais cela prend du temps.

LT : Qu'en est-il de la "continuité pédagogique" quand la situation s'installe dans la durée ?

DL : Je me suis interrogée sur le terme de "continuité". Au début du confinement, on continuait quelque chose qui avait été démarré en début d’année, avec des outils qu’on avait déjà mis en place, et que les enfants possédaient. Mais à présent, nous devons mettre en place de nouveaux apprentissages qui nécessitent de nouveaux outils. C’est là que cela devient compliqué de parler de "continuité" : parce qu’on commence à appréhender des nouvelles notions en dehors de l'enceinte de l’école, et dans le cadre d'une relation élèves/enseignants qui n’existe plus de la même façon, et cela fausse tout. Ce n’est pas une situation qui devrait continuer, ce n'est plus vraiment l’école à la maison, alors on essaie de palier au mieux ces manques, mais c'est difficile...

LT : Rentrons un peu dans la mécanique de la classe, et de la manipulation des "outils" dont vous parlez : comment cela fonctionne-t-il ?

DL : En grammaire par exemple, et en français plus généralement, nous sommes habitués à repérer certaines choses, à travailler sur certaines notions de façon ritualisée, ce qui permet aux enfants de pouvoir réutiliser ce qui a été fait auparavant pour l’apprentissage de nouvelles notions. Concernant l’analyse d'une phrase, on repère le verbe, puis le sujet et on le remplace par un pronom : autant de techniques de manipulation qui permettent ensuite de consolider, de renforcer la compétence orthographique. Pour aborder telle notion nouvelle, nous nous appuyons sur ce que nous connaissons déjà et nous nous demandons "Qu'est-ce que je peux utiliser ? quel matériel ?" C'est ce qui nous a permis de bien fonctionner à distance au début mais qui commence à mon avis à s’épuiser, parce que nous perdons notre mode de fonctionnement habituel. 

LT : Quand vous êtes confrontée à la difficulté d'aborder de nouvelles notions, comment faites-vous ?

DL : Au début, le message qui nous avait été adressé - presque une consigne - était de ne pas aborder de nouvelles notions. Nous devions renforcer les apprentissages déjà amorcés, ce qui n’était pas un luxe en réalité parce que nous avions plein de choses à retravailler, cela s'est révélé très utile. En revanche, aborder une notion nouvelle nécessite des échanges dans la classe : en conjugaison par exemple, on va manipuler un texte, le modifier, puis on va observer ensemble afin de dégager une règle, la mettre en lumière, et puis ensemble essayer de la reconstituer. En mathématiques c'est pareil, on part sur des situations de problèmes, puis on essaie ensemble plusieurs méthodes jusqu'à obtenir celle qui semble la plus efficace... Or tout ce travail collectif de recherche, on ne peut plus le faire. J’essaie tout de même à distance de les faire réfléchir avant d'aborder la bonne méthode à utiliser, ou l'une des méthodes. J'essaie de ruser, de faire des vidéos, des explications avec des schémas pour que ça parle à chacun, mais on atteint un peu la limite de l'exercice parfois. 

LT : Quels sont les retours des élèves sur ces nouvelles façons d'enseigner ?

DL : En réalité, c’est difficile d’avoir de vrais retours. Soit les élèves me disent "ça marche bien" soit "je commence un peu à m’ennuyer", mais cela passe toujours par l’écrit, nous manquons d’échanges oraux. Et dans le cas des élèves qui me font vraiment très peu de retours, j’essaie d’appeler les familles mais là encore ce n'est pas toujours évident : on me dit seulement "Oui c’est un peu dur parfois". J'essaie d’enquêter, de voir ce qui pose problème, mais j’ai souvent du mal à saisir de quel ordre sont vraiment les difficultés. Les enfants ne sont pas toujours capables de verbaliser ce qui ne fonctionne pas. Nous naviguons dans une espèce de grand flou…

LT : Enseigner à distance à des élèves issus d'un quartier populaire pose-t-il des difficultés supplémentaires ?

DL : La question est  justement d'arriver à savoir ce qui pose problème. Nous avons dans l'école certains parents qui ne savent pas lire, ou avec difficulté, je dois donc faire attention à mes formulations, qui doivent rester abordables. Il est souvent plus difficile de savoir quelles difficultés ces parents rencontrent, ce qui est certain c'est qu'ils essaient d’accompagner au mieux leur enfant. Parfois, fournir plusieurs formats différents peut aider. Dernièrement, je me suis fait la réflexion que j’allais utiliser davantage de PowerPoint accompagnés de photos mais en enregistrant un commentaire oral, c’est peut-être plus compréhensible pour les élèves qu'avec des explications écrites et des schémas dans lesquels parfois ils se noient.

LT : Vous enseignez en CM2 qui est une classe de transition. Au collège, vos élèves seront confrontés à un monde nouveau, à une nouvelle manière d’apprendre et de s’organiser. Y seront-ils moins bien préparés en raison de ce trimestre d'école à la maison ?

DL : Concernant mes élèves de CM2, ce qui m’inquiète le plus ne se situe pas au niveau de l’organisation du travail : des méthodes ont déjà été données, et je pense qu'elles sont acquises. Ce qui m'inquiète, c’est plutôt qu’ils ne vont pas finir leur année après avoir passé tant de temps dans leur école. En temps normal, il y a toujours le rituel de fin d'année qui consiste pour les élèves de CM2 à aller voir toutes les maîtresses avec des dictionnaires qu’ils font signer, puis nous organisons des visites du collège, ils assistent à des cours avec leurs futurs professeurs, ils  prennent même un premier repas dans leur futur établissement. Les priver de ces moments est regrettable parce que cela dédramatise un peu le passage au collège... Ce sont ces deux moments de transition symbolique qui vont leur manquer je crois, ne pas pouvoir se dire au revoir, et ne pas avoir avoir pris contact, ne serait-ce qu'une fois, avec leur futur collège.