Nénette et Rintintin, porte-bonheur contre les bombardements

Nénette et Rintintin - Porte-Bonheur
Nénette et Rintintin - Porte-Bonheur  ©Radio France - wikicommons
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En 1917, quelques brins de laine suffisent pour fabriquer "Nénette et Rintintin". Portées à la boutonnière, les poupées sont censées conjurer le sort et permettre d'échapper aux bombardements. Pendant toute la Première Guerre mondiale se développent des comportements apotropaïques de ce genre, typiques d’une société qui doit apprendre rapidement à vivre avec la peur. L'historien Fréderic Chauvaud a étudié ces peurs collectives, un phénomène ancien mais qui continue de nous traverser en ces temps d’épidémie.

L'histoire est faite de dates, de hauts faits, de catastrophes et de grands hommes, mais aussi et surtout d'anecdotes, de vies ordinaires, de gestes et d'habitudes. De ces usages qui naissent et disparaissent, parfois sans laisser de traces, et qui pourtant disent tant de l'époque qui les a vus naître... En cédant au charme du détail, ce podcast propose de découvrir des modes et des usages oubliés qui résonnent avec la crise de la Covid-19, et de les soumettre au regard d'une historienne ou d'un historien.

Novembre 1917, quelque part dans la Somme

Ce sont des brins de laines liés ensemble, souvent bleu, blanc, rouge, mais pas toujours. Le soldat les garde au fond de sa poche, accrochés à la chemise de son uniforme, ou à son barda. Parfois, il les touche machinalement, ou les serre au creux de son poing. Il aime sentir sous ses doigts cette douceur rassurante et familière. Il a aussi des clous dorés, des cartes à jouer, un fer à cheval, des trèfles à quatre feuilles. D’autres gardent une pièce d’or près du cœur ou une médaille religieuse. A Paris, une jeune fille les porte à la boutonnière de son manteau ou épinglés à son chandail. Une jeune femme les a suspendus au-dessus du berceau de son enfant et ils dansent doucement au moindre courant d’air… Ces brins de laine sont comme un fil entre le front et l'arrière. C'est qu'on ne plaisante pas avec les bombardements, réels et fréquents. Et puis on ne sait jamais,  peut être Nénette et Rintintin protègent-ils vraiment des Grosse Bertha et des Gotha G ? Ces fils sont deux pantins de laine de quelques centimètres de haut, une fille et un garçon : ils forment un couple, l'une en jupe, l'autre en pantalon. Avec leurs couleurs vives, on dirait des épouvantails. Ils tirent leur nom d'un couple de poupées que Francisque Poulbot, républicain et patriote, a créé en 1913 pour concurrencer les poupées allemandes qui dominaient le marché du jouet et coûtaient bien moins cher que les poupées françaises.  Avec la guerre, la poupée devient un symbole : les couples d'Alsaciens et les poupées en uniforme se multiplient. Après tout, il n’y a pas d’âge pour le patriotisme. Les jouets font partie de l'arsenal des bonnes œuvres : on les vend pour soutenir l'effort de guerre. Poulbot invente deux petits gavroches à tête de porcelaine qu'il baptise Nénette et Rintintin, d'après les surnoms qu'ils se donnent sa femme et lui : lui, c'est Nénette, elle c'est Rintintin. Des poupées qui, malgré tout ce patriotisme et cette bonne volonté, ne réussiront pourtant pas à supplanter leurs concurrentes allemandes. 

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Nénette et Rintintin, talisman contre les bombes

En 1918, Paris est bombardé et les pantins de laine se répandent à toute vitesse. On dit qu'ils protègent les Parisiens des bombardements, et l'arrière les envoie vers le front dans les paquets, au milieu du chocolat, des pull-overs et des cigarettes. Ils ont le charme des ouvrages de dame confectionnés par les fiancées, les enfants ou les marraines de guerre. Ils sont des talismans qui seront plus tard des reliques et qui ramènent vers son foyer les pensées du soldat. On les trouve bientôt chez les marchands de couleurs, et sous des formes différentes, dans le bric-à-brac des camelots, et même dans les journaux qui proposent des patrons pour en broder sur les vêtements. Ils peuplent aussi des romans comme Paris sous les Gotha de Maxime Vuillaume. Ils deviennent même les héros d'une chanson entonnée par les chanteurs de rue. Ils ornent des broches de pacotille, on lit leurs aventures dans les livres pour enfants. Dans le ciel, ils se détachent parfois sur les carlingues des avions de combat. Et sur les cartes postales à l'effigie de Nénette et Rintintin et de leur enfant Radadou, on peut lire "Acceptez ce charmant fétiche, il est le seul assurément avec lequel on se fiche du bombardement" . C'est que la guerre a toujours rendu superstitieux, Marc Bloch l'évoque dans un article consacré aux fausses nouvelles, ainsi qu'Albert Dauzat, ce linguiste revenu du front. Il raconte l'engouement pour Nénette et Rintintin, le retour de la pensée magique et des traditions populaires et païennes, et surtout les réticences de l'Eglise et de la hiérarchie militaire. Mais bientôt, tout le monde s'y intéresse : l’Académie des Belles Lettres de Rouen va jusqu'à proposer une conférence sur les origines romaines de Nénette et Rintin, remontant à Cunina et Rumina qui protégeaient le sommeil des enfants. Et Camille Ducray dans un article du magazine La baïonnette de juin 1918 compare les superstitions des Poilus aux "fétichismes nègres". Et rappelle que "parmi les troupes indigènes, chacun a son petit sachet fermé d'un lacet autour du cou", un grigri qui permettrait aux tirailleurs de passer au travers des balles et des obus. Mais ce qui fait la force du fétiche, c'est l'histoire qui l'accompagne : gage d'amour filial ou amoureux, cadeau de Noël ou d'anniversaire, mais surtout objet qui a fait ses preuves et qu’on se transmet depuis de génération en génération. 

Mais Nénette et Rintintin n'ont pas protégé que les Français : on en trouvait sous les kilts des Ecossais et jusque dans les rangs américains, au point que le caporal Duncan, après avoir sauvé deux jeunes chiens du bombardement de leur chenil, les baptise Nénette et Rintintin. Le second deviendra une star de cinéma. Bien des années après la fin de la guerre, on retrouve encore leur trace dans les souvenirs pieusement conservés des grands-oncles et des grands-pères, ou dans des lettres jaunies, serrées dans de vieux rubans, dans lesquelles un soldat confie à sa fiancée, que bien au chaud au fond de sa poche, Nénette et Rintintin vivent de folles nuits.

La Fabrique du centenaire
6 min

Vivre avec la peur

Perrine Kervran, productrice de LSD, la série documentaire sur France Culture, s'entretient avec l'historien Frédéric Chauvaud, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Poitiers et auteur d'une Histoire de la haine, une passion funeste. 1830-1930 (Presses Universitaires de Rennes, 2014). Il a également co-dirigé les ouvrages collectifs On tue une femme, le féminicide (Hermann, 2019), Le sarcasme du mal. Histoire de la cruauté de la Renaissance à nos jours (PUR, 2016) et L'ennemie intime. La peur : perceptions, expressions, effets(PUR, 2011).

Le Journal de la philo
5 min

Perrine Kervran : Les contemporains de la Première Guerre mondiale vivaient avec la peur au point d'avoir recours à des porte-bonheurs sur le champ de bataille ou à l'arrière. Qu'en est-il aujourd'hui avec la pandémie de Covid-19 ?

Frédéric Chauvaud : Je ne pense pas qu'on observe rien de semblable mais il y a eu pourtant un rituel pour conjurer la peur : c'est la façon dont on réceptionne les courses, celles qu'on a faites soi-même ou qu'on s'est fait livrer. On soumet ces marchandises à une sorte de sas de déconfinement qui est une façon de tenir à distance la peur.

PK : Le recours à Nénette et Rintintin concernait l'ensemble de la société. La peur a-t-elle des particularités quand elle est collective ? 

FC : Oui, mais ça dépend comment elle est vécue : elle peut être collective mais chacun enfermé chez soi. Alors que si la peur touche une foule ou une assemblée, religieuse ou politique, elle peut être contagieuse et susciter alors des comportements hostiles, agressifs, ou des mouvements de panique. L'exemple le plus révélateur est celui de l'épidémie de choléra en France en 1832. On a un témoin exceptionnel : le poète allemand Heinrich Heine, tombé amoureux de la France et qui arrive à Paris au début de l'épidémie. C'est alors une maladie inconnue. La peste faisait partie de la mémoire collective, mais pas le choléra. On a construit une sorte de fantasme en disant que les autorités cherchaient à se débarrasser des classes populaires. On considérait alors que le pouvoir avait envoyé des espions répandre du poison dans l'eau des fontaines, voire sur les étals des marchés. Heinrich Heine a vu quelqu'un suspecté de répandre du poison être attrapé par de vieilles dames. Il raconte que l'homme a été roué de coups, on lui a arraché le nez, les oreilles, et puis on l'a achevé à coups de sabot. On a besoin d'avoir un bouc émissaire, de trouver un responsable. A ce moment-là, le fantasme entre en correspondance avec l'angoisse collective. 

PK : Le fait que les épidémies touchent les catégories sociales les plus défavorisées n'est pas qu'une rumeur : parfois c'est aussi une réalité comme on l'a vu avec la Covid-19. 

FC : En 1832, au moment de la première poussée de choléra, on pense que le choléra peut toucher les élites - puisque le Premier ministre de l'époque, Casimir Perier compte parmi les victimes - mais aussi les classes populaires. On découvrira ensuite par le biais d'enquêtes que c'est dans les quartiers les plus miséreux, les plus laissés à l'abandon que l'épidémie a frappé le plus durement. Toutes les campagnes étatiques hygiénistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont concentré leurs efforts sur ces quartiers-là.

PK : Existe-t-il des constantes de la peur en temps d'épidémie ? 

FC : Oui. Le repli sur soi par exemple. On essaye de se protéger, d'avoir le moins de contacts possible avec les autres. On voit aussi dans ces constantes une recherche de boucs émissaires. Il faut que quelqu'un soit responsable. Et, on l'a vu encore cette année, il y a eu des mouvements de solidarité assez forts, prenant parfois des libertés avec les règles sanitaires pour venir en aide à autrui. Et on voit ça aussi au XIXe et au XXe siècle, lors des épidémies de peste ou de choléra, ou au moment de la grippe espagnole, lors de ce qu'on a appelé "octobre et novembre noirs" en 1918. On retrouve ces comportements quasiment tout le temps. 

Superfail
24 min

PK : Que disent les peurs des sociétés qui les vivent ? 

FC : Les peurs disent beaucoup des sociétés. Dans Le Miasme et la jonquille (Flammarion, 1982), son ouvrage sur les odeurs, Alain Corbin évoque la peur de l'odeur des miséreux. Cette peur des pauvres dit bien la lecture sociale que l'on peut faire des peurs. Mais chaque société invente aussi ses peurs. Après 1945 est apparue la peur atomique. Aujourd'hui, les jeunes générations ont du mal à se représenter le mouvement d'effroi que la bombe a suscité, la construction d'un abri antiatomique pour ceux qui pouvaient se l'offrir, etc. Mais pendant plus d'une dizaine d'années après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un vrai mouvement de panique. Quoi qu'on en dise, nous avons la chance de vivre dans des sociétés apaisées. Mais la peur de la guerre civile peut être aussi une peur très prégnante. Au XIXe siècle, le nombre d'émeutes, de révolutions que le siècle a enregistré à suscité la peur qu'un déchirement au sein du peuple débouche sur une catastrophe. 

PK : Si la peur est ressentie différemment selon les pays, selon les classes sociales, elle est aussi une construction sociale, que l'on peut ancrer historiquement.

FC : Chaque société s'est forgée un imaginaire qui va construire ses peurs collectives, ses peurs sociales. Pendant la Révolution française, la grande peur a débouché sur la prise des châteaux. On prenait les registres des impôts et on les brûlait parce qu'on considérait que c'était la fin des droits féodaux. La peur s'est focalisée sur une personnalité collective - la noblesse - associée au groupe social qui pressure le reste de la société. Dans l'entre-deux-guerres, après 1929, c'est la la peur de la récession, du marasme économique, de la crise totale qui domine. Et aujourd'hui, on a vu resurgir cette peur avec l'observation des indices sur les mouvements de faillites par exemple. 

PK : En tant qu'historien, avez-vous mieux compris votre objet d'étude grâce à ce que l'on vient de vivre ? 

FC : L'élément central, c'est peut être une forme d'expérience. La difficulté, c'est d'essayer de reconstituer ce que les hommes et les femmes d'une époque pouvaient vivre. Il y a toujours un grand écart entre la société dans laquelle on vit et les archives qui racontent la vie des hommes et des femmes ordinaires. Avec la Covid-19, on a été assujettis à une expérience. On a pu la vivre comme comme tout le monde : les fausses nouvelles, les espoirs d'un médicament miracle, des moments aussi de forme de dépression collective liées au confinement. 

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