De la difficulté d'apprendre seul : pourquoi la classe manque-t-elle tant aux élèves ?

Pourquoi est-il si difficile de travailler seul?
Pourquoi est-il si difficile de travailler seul?  ©Getty -  Carol Yepes
Pourquoi est-il si difficile de travailler seul? ©Getty - Carol Yepes
Pourquoi est-il si difficile de travailler seul? ©Getty - Carol Yepes
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Que nous apprend l'école à distance sur l'importance du collectif en matière de pédagogie ? Pourquoi apprend-on mieux à plusieurs ? Eléments de réponse avec le spécialiste de l'éducation Philippe Meirieu.

Ecole à la maison, comment faire ? La question se pose encore puisqu'une grande majorité d'élèves suit toujours sa scolarité à distance... et que se mettre au travail et persévérer n'est pas facile quand on est seul. Mais sait-on pourquoi la classe et le groupe aident à apprendre ? Nous nous sommes posés la question dans l'équipe, nourris de nos expériences personnelles et parce que de nombreux témoignages nous parvenaient, attestant d'un certain découragement chez les élèves, même les plus assidus. C'est le chercheur et spécialiste de l'éducation Philippe Meirieu qui nous répond. Il a en effet beaucoup travaillé sur le rôle du collectif dans les apprentissages, et il fait aujourd'hui le point pour nous sur les savoirs disponibles sur le sujet. Il livre également des conseils sur le nécessaire recul à adopter pour comprendre avec son enfant comment bien travailler. Enfin, le pédagogue s'interroge sur l'école "d'après" et les questions auxquelles elle devra se confronter...

Louise Tourret : Durant cette période de l’école à la maison, on s’est aperçu que pour beaucoup d’enfants, il était difficile de travailler seul. En quoi le collectif est-il fécond ? 

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Philippe Meirieu : Le fait d’être ensemble dans un même lieu, de vivre le même espace temps, est évidemment une expérience essentielle pour être "embarqué" dans un apprentissage quel qu'il soit. L’enfant a besoin de cette expérience-là, comme nous autres adultes d’ailleurs, par exemple quand nous allons au théâtre ou que nous partageons entre amis un moment fort, un moment de communication intense, que nous ne pouvons guère retrouver à distance ni par le biais du numérique. L’enfant a d’autant plus besoin de cela qu’il est à un stade de son développement dans lequel il n’a pas complètement construit le symbolique, il ne se fait pas de représentation mentale de l’autre et des autres. Il a besoin de vivre ce collectif concrètement, beaucoup plus encore que les adultes, pour être impliqué dans une aventure. 

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LT : Cet effet "groupe" a-t-il été étudié par les psychologues de l’éducation ?

PM : Oui bien sûr, depuis Henri Wallon qui parlait de l’intelligence comme de la "socialité intériorisée" jusqu’à Lev Vygotski qui montre que l’enfant intériorise les rapports sociaux, qu’il passe de ce qu’il appelle l’"interpersonnel" - à savoir le dialogue entre lui et les autres - à l’"intrapersonnel", c'est à dire le dialogue de soi à soi. Vygotski nous montre que dans le jeu par exemple, mais aussi dans tous ces petits événements vécus dans la classe (regarder par-dessus l’épaule de son voisin, lui demander si on a juste ou faux, etc.), quelque chose produit un dialogue intérieur qui amène l’enfant à se questionner. Et ce questionnement, c’est le progrès même, c’est là qu’apparaissent l’exigence et la progression qui lui permettent d’être toujours plus précis, plus juste, plus proche de la vérité. C'est ce qui fait de lui une personnalité que nous appelons "réflexive". 

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LT : Ne peut-on pas soutenir au contraire que la classe peut avoir pour effet de masquer les singularités de certains enfants alors qu'avec l'enseignement à distance, certains besoins spécifiques peuvent être mieux compris, à la fois par les parents quand ils le peuvent, et par les professeurs qui parviennent à nouer des rapport différents avec les élèves ?

PM : Oui sans doute, l’école a beaucoup à faire pour prendre en compte la singularité de chacun, mais cette singularité est là aussi pour permettre d’accéder à des savoirs communs. Il y a une expérience, quelque chose qui se vit dans le fait d’arriver, singulier, avec sa personnalité, et d’accéder à quelque chose qui nous réunit. Ce partage d’un savoir donne à l’enfant - un grand psychologue comme Jean Piaget l'a démontré - la possibilité d’accéder à ce qu’il appelle une "coordination des perspectives", c’est à dire qu’il ne vit plus simplement à l’intérieur de lui-même : ce qu’il apprend ce n’est plus simplement "sa" vérité, c’est une vérité qu’il partage avec d’autres. C’est à dire qu’il accède à une forme d’objectivité qui est nécessaire dans sa progression intellectuelle. Cette expérience-là est fondamentale, et elle le constitue comme un sujet qui progressivement va sortir de ce que les psychologues appellent son égocentrisme enfantin, son narcissisme initial, pour partager avec d’autres, et stabiliser ce qui est "partageable à l’infini" comme disait le philosophe Johann Gottlieb Ficht : précisément ce savoir un peu solide sur lequel on peut s’appuyer et qui constitue un bien commun pour l’avenir. 

LT : Faut-il encore parler aux enfants de la classe telle qu’ils l'ont connue avant le confinement ou au contraire, se dire que nous sommes dans une phase totalement nouvelle et en prendre son parti, jusqu'à nouvel ordre ?

PM : Je crois qu’il faut effectivement continuer à convoquer au moins symboliquement cette classe, il faut que l’élève se sente solidaire même à distance, même avec toutes les difficultés qu’il vit. Un certain nombre d’enseignants s’efforcent de rendre cela possible : j’ai vu récemment des débats philosophiques à distance tout à fait bien menés, intéressants et instructifs. Mais je pense que, du côté des parents, on peut également suggérer à l’enfant de prendre contact avec ses camarades de classe en dehors des moments d’école à distance, pour discuter avec eux de la manière dont ils travaillent. Convoquer des situations d’entraide pendant cette période-là cela me semble essentiel, c’est un bon moyen de faire exister le collectif, même à petite échelle. 

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LT : Que pouvons-nous apprendre de cette période ? 

PM : Il nous faut apprendre de toutes les situations, y compris des situations les plus imprévues et les plus préoccupantes. Nous avons énormément appris de ce moment, sur l’importance du collectif notamment, et il faudra réussir à faire vivre cette pédagogie de la coopération quand nous retrouverons les élèves dans nos classes... Nous apprenons également l’importance de cette formation à l’autonomie pour laquelle il est absolument essentiel que les parents, dans une perspective de co-éducation, jouent aussi un rôle. Non pas en étant toujours présents derrière l’enfant, ni en l’abandonnant, mais en prenant du temps pour réfléchir avec lui sur la façon dont il travaille. Par exemple, distinguer entre ce qui est le plus facile et le plus utile pour soi n’est pas évident pour un enfant. On sait qu'il aura tendance à aller vers la facilité, alors qu'il vaudrait mieux qu’il aille vers ce qui le met plus en difficulté... Discutons méthodologie d’apprentissage avec nos enfants, si nous en avons un peu le temps et les moyens, et nous les aiderons considérablement pour leur avenir scolaire. 

LT : Discuter cela signifie en parler chaque jour, être à coté de son enfant pendant qu’il travaille. Comment s'y prendre ? 

PM : Je conseillerais aux parents de prendre chaque jour quelques minutes, peut-être 1/4 d’heure pour faire le point sur la façon dont l’enfant a travaillé et dont il a vécu sa journée, ce qui lui a paru utile, là où il a perdu du temps, et d'en tirer avec lui quelques conséquences. En lui disant par exemple : "Là tu vois ça s’est mal passé, peut-être que tu pourrais demander à un copain comment il a fait, ou te souvenir toi d’un moment où cela a mieux fonctionné". Pratiquons ce que les psychologues aujourd’hui appellent la méta-cognition, c’est à dire simplement réfléchir sur la façon dont on s’y prend. On peut l'appliquer à la manière dont on monte un meuble mais on peut le faire également au sujet de son travail scolaire. 

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LT : Et vous, qu'avez-vous appris de cette période inédite ? 

PM : J’ai vu à quel point les enseignants s’étaient mobilisés, à quel point l’Education nationale c’était eux, et combien ils étaient capables, dans une situation d’urgence, d’improviser, d’échanger, de coopérer, pour offrir aux élèves, malgré toutes les difficultés sociales, le meilleur de l’école. Cela m’a semblé extrêmement fort. J’ai appris aussi bien sûr à quel point les enfants avaient besoin de ce collectif. 

Mais certaines choses m’inquiètent pour l’avenir, quand nous reprendrons l’école dans des conditions à peu près normales : c’est que nous soyons en quelque sorte absorbés par une forme de productivisme scolaire, c’est à dire que nous ayons peur du temps perdu et que nous cherchions à le rattraper en courant après les fondamentaux. Après les bases du programme au détriment de l’éducation artistique et culturelle par exemple, qui permet aux enfants ce partage avec l’humanité de leurs angoisses, de leurs inquiétudes, de leurs espérances. J’aimerais beaucoup qu’après cette période, des enfants qui ont vécu des moments tendus, des moments forts, qu'ils soient psychologiquement positifs ou négatifs, puissent trouver dans la littérature et dans l’art des moyens de partager cette expérience entre eux. J’aimerais qu’à cet égard, les enseignants soient attentifs à cette dimension culturelle de l'enseignement, parce qu'elle sera plus que jamais nécessaire. 

Retrouvez l'entretien de Philippe Meirieu intitulé L'école d'après"... avec la pédagogie d'avant? sur le site du Café pédagogique (17/04/20).

Lien vers le site de Philippe Meirieu.

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