Crieurs de vin, crieurs de mort... et autres rites funéraires en mutation

Inhumation d'une victime du covid
Inhumation d'une victime du covid ©AFP - HERIKA MARTINEZ / AFP
Inhumation d'une victime du covid ©AFP - HERIKA MARTINEZ / AFP
Inhumation d'une victime du covid ©AFP - HERIKA MARTINEZ / AFP
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Au Moyen Âge, comme toutes les informations importantes, proclamées dans l'espace public, le prix du vin est crié dans les rues ou devant les débits de boisson par des agents dédiés à cette tâche. Au XVe siècle, c'est étrangement à ce même officier municipal que revient la responsabilité d'annoncer les cortèges funéraires. L’archéologue Sacha Kacki revient sur cette pratique, et sur la façon dont les épidémies affectent les usages mortuaires.

L'histoire est faite de dates, de hauts faits, de catastrophes et de grands hommes, mais aussi et surtout d'anecdotes, de vies ordinaires, de gestes et d'habitudes. De ces usages qui naissent et disparaissent, parfois sans laisser de traces, et qui pourtant disent tant de l'époque qui les a vus naître... En cédant au charme du détail, ce podcast propose de découvrir des modes et des usages oubliés qui résonnent avec la crise de la Covid-19, et de les soumettre au regard d'une historienne ou d'un historien.

Paris, un matin de 1234 dans le quartier des halles

Les marchands s’activent dans leur boutiques, les Parisiens vaquent à leurs occupations, on croise des femmes affairées qui portent des paniers, quelques hommes à cheval, d’autres montés sur des mules, des mendiants, quelques poules et parfois même une truie vagabonde… Un homme traverse la rue, il va à la taverne de la Pomme de pin, c’est un homme du prévôt des marchands, habillé aux armes de la ville.  Dans la taverne sont déjà attablés quelques clients.  L’homme du prévôt regarde le tenancier mettre un tonneau en perce, il contrôle le contenu du tonneau, goutte le vin, perçoit la taxe et retourne dans la rue avec un échantillon du tonneau dans un pichet et un godet.  Et là, au milieu des cris des marchands ambulants, dans le martèlement des artisans, des tintements de cloches et des conversations, à chaque carrefour, il s’arrête et annonce le prix du vin, le nom de la taverne où on peut l’acheter et surtout, il le fait goûter aux passants. Cet homme est un officier de la ville, c’est un des crieurs de vin de Paris, auxquels Philippe Auguste a octroyé le cri et la mesure du vin. Leur statut est établi dans le livre des métiers du prévôt Etienne Boileau, qui définit le cadre de travail des crieurs, leurs obligations, leurs attributions… et leur soumission au roi, au service duquel ils se mettent les jours où ce dernier vend son propre vin, car pour éviter la concurrence, il interdit aux taverniers de vendre ce jour-là… Le roi a son monopole, après tout on n'est pas roi pour rien. 

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Crieurs de vins, une profession assermentée

Assermentés, les crieurs sont nommés et révoqués par la ville, ils crient aussi le vin coupé, et annoncent les arrivages au port des grèves… Ils veillent à ce que le  tavernier sournois ne fasse pas goûter aux passants du bon vin, pour mieux leur vendre au prix fort une infâme piquette, et ils ne peuvent en aucun cas devenir le crieur attitré d’un tavernier pour éviter que les coquins s’acoquinent , et que des pots de bon vin corrompent le crieur ambulant. Parfois le crieur se plante devant la taverne : "Au grand godet", "Au mouton", "Au plat d’étain", "A la châsse", "Au petit  heaume", "A la crosse", "A la mule", "Au chapeau rouge",  ou à l’image de "Notre-Dame ou de "Saint-Nicolas", et se tient sous les enseignes faites d’un cerceau de barrique pour tenter, par ses cris et un godet gratuit, de convaincre le chaland assoiffé de pousser la porte… Car les tavernes, que personne n’appelle taverne à l’époque (mis à part ceux qui les condamnent) sont au départ le lieu où l’on achète le vin, puis le lieu où l’on peut boire, sur place mais debout, et bientôt le lieu où l’on s’assoit, pour boire et aussi manger des tripes ou du lard que l’on a apportés pour les faire griller sur les braises et déguster de délicieuses carbonées. C’est un endroit où l’on peut se reposer, se retrouver, se réchauffer, un prolongement de chez soi - quand le chez-soi n’est qu’une petite chambre mal chauffée. On peut y jouer aux dés ou aux osselets en buvant dans des gobelets de terre et en grignotant du fromage, ou des harengs bien salés que le tavernier retors a achetés pour donner soif aux clients. Parfois, les tavernes sont très renommées, soit parce que le vin y est bon, ou au contraire parce qu’il est infect, ou parce que c’est là que le roi se fournit, qu’on y fait crédit, ou au contraire parce qu’on y dépouille les mauvais payeurs de leurs habits, soit encore que l’on y trouve un terrain pour jouer aux quilles ou à la paume…  

Crier les avis de décès

Peut-être parce qu’il ne vit pas assez bien de sa fonction ou parce que, étrangement, il accompagne les cortèges funéraires de ses confrères en criant leur décès à travers la ville tout en offrant du vin : en 1415, on accorde au crieur de vin une nouvelle fonction. Ainsi en a décidé Charles VI : il sera désormais crieur de corps et de vin. Muni de cloches et vêtu de noir, parfois avec les armoiries de la famille du défunt, celui qui pousse à boire annonce désormais aussi les décès. A chaque carrefour, il prévient du lieu et de la date des funérailles et appelle ceux qu’il a attirés dans les tavernes à prier pour le salut de leur âme et de celle du défunt… et surtout en colportant la nouvelle, il tient lieu de faire-part. Du cimetière à la taverne - où c’est quand même toujours plus gai - peut-être y avait-il une logique professionnelle de réconfort ? Quoi qu'il en soit, et faute de crieurs de corps et de vin, il ne nous reste plus aujourd’hui que les rubriques nécrologiques pour savoir qui désormais manquera à l’appel et prendre la mesure de l'ampleur des décès. 

La Fabrique de l'Histoire
53 min

Les rites funéraires en temps d'épidémies

Perrine Kervran, productrice de LSD, la série documentaire sur France Culture, s'entretient avec l'historien et archéo-anthropologue du CNRS Sacha Kacki. Il a publié de nombreux articles sur les rites funéraires en temps d'épidémie. Sa thèse portait sur l'influence de l'état de santé des populations sur la mortalité en temps de peste. 

Perrine Kervran : On sait que la peste a pris une place énorme dans les sociétés à partir du XIVe siècle mais peut-on dire, à partir de l'observation d'un cimetière ou d'une sépulture, qu'elles sont liées à une épidémie ?

Sacha Kacki : La peste et toutes les maladies infectieuses aiguës qui causent des épidémies n'entraînent pas de lésions pathologiques sur le squelette. Donc on ne peut pas en réaliser le diagnostic direct. Il faut faire appel à d'autres indices. Des sources historiques peuvent nous indiquer qu'un cimetière est lié à une épidémie. C'est cependant assez rare et le plus souvent, ce sont des indices archéologiques qui vont être mobilisés, en particulier la découverte de grandes fosses sépulcrales où de nombreux corps ont été inhumés simultanément. Même dans ce cas, il faut encore pouvoir exclure que les décès soient liés à d'autres causes de mortalité, une catastrophe naturelle ou un conflit armé. On ne s'arrête pas à l'examen des tombes. On étudie en détail les squelettes exhumés de ces tombes. On s'intéresse aussi à la composition par âge et par sexe des échantillons de squelettes qui sont issus de ces sites qui peuvent parfois refléter une mortalité particulière qu'on peut lier à un type de maladie spécifique. On réalise aussi des analyses de laboratoire sur les ossements pour tenter d'identifier l'ADN conservé, et en particulier l'ADN d'agents pathogènes qui pourraient entraîner les décès. C'est finalement toute cette chaîne opératoire qui va permettre de relier, dans certains cas, une sépulture ou un cimetière à une épidémie.  

Sur les docks
54 min

PK : Avec la Covid-19, nous venons de vivre un moment où certains sont morts seuls, loin de leurs proches, ou d'autres ont été inhumés sans personne ou avec un nombre de personnes très restreint, où les morts ont parfois dû être "stockés" à Rungis. Les épidémies et la mort en masse qui l'accompagne bouleversent les usages funéraires. L'avez-vous observé aussi ? 

SK : Il faut faire attention avec les anachronismes. On est dans des situations épidémiques très différentes. La grande peste du milieu du XIVe siècle, c'est, d'après les estimations des historiens, entre 30% et 50% de la population européenne qui serait décédée en l'espace de cinq ans. On imagine l'ampleur du nombre de décès et l'ampleur du nombre de cadavres qu'il a fallu aussi gérer d'un point de vue funéraire et sanitaire. Dans les cas où ce pic a été fort, ce qui a été le cas à peu près partout en Europe, au moment de la Peste noire, il y a eu une nécessaire adaptation des comportements funéraires, qui passe notamment par l'abandon ponctuel de l'inhumation individuelle au profit de fosses communes - ou sépultures multiples dans notre jargon d'archéologue. Cette adaptation est liée à l'incapacité des populations à maintenir le traitement funéraire traditionnel. 

Les corps des victimes de la peste n'ont pas toujours été isolés du cimetière traditionnel. On a souvent la vision de grandes fosses multiples creusées à l'extérieur de la ville, dans des terrains à l'écart. Or la grande majorité des victimes ont continué à être enterrées dans le cimetière paroissial. Il y a eu la volonté de maintenir, dans la limite de ce qui était humainement faisable, la position standardisée du corps inhumé : sur le dos et les bras rapportés sur la poitrine. Au moment de la peste noire et sur toute la fin du Moyen Âge, l'archéologie permet de dire qu'on a essayé de maintenir ces usages traditionnels. 

PK : Observez-vous sur le terrain ce que l'on trouve dans les sources écrites autour de la peste ? 

SK : Le recours aux sépultures multiples apparaît dans les textes. Sur le terrain, on retrouve ces grandes fosses collectives dans certains cas. Pour la période moderne, de la chaux serait déposée sur les corps afin d'accélérer leur décomposition. On a aussi retrouvé ce type de matériau dans les tombes de pestiférés. L'archéologie apporte une vraie plus-value par rapport à ce que nous enseignent les textes : elle permet d'avoir une vision plus nuancée. A la lueur des données de l'archéologie, on s'aperçoit que les sépultures multiples n'étaient pas forcément la règle, il y a eu une diversité de pratiques selon les lieux, les périodes. Or cette variabilité apparaît peu dans les textes. 

PK : L'archéologie permet-elle d'identifier des rituels spécifiques à ces périodes d'épidémies ? 

SK : Une spécificité assez forte des sépultures d'épidémies est cet usage de matériaux aux vertus prophylactiques comme la chaux. Des éléments de mobilier étaient parfois associés au squelette avec une valeur également prophylactique, comme par exemple les croix gravées que l'on a découvertes dans des sépultures multiples à Marseille, qui sont des croix antipesteuses. Et on a aussi retrouvé un petit pendentif en forme de tête de Christ qui était aussi une amulette protectrice. On retrouve aussi quelquefois des bracelets en ambre, une matière que l'on a souvent associée à la prophylaxie contre les maladies. 

PK : Y a-t-il une évolution entre le Moyen Âge, la Renaissance et l'époque moderne dans la façon de traiter les morts en temps d'épidémie ? 

SK : Il y a eu une évolution très importante. Au Moyen Âge, on va vraiment essayer au maximum de respecter le rituel funéraire traditionnel. Il y aura une évolution à partir du XVIe siècle où on va faire sortir les pestiférés de la ville. On crée des infirmeries de peste à l'extérieur des villes, et des cimetières dédiés aux victimes qui sont exclues du cimetière communautaire. On voit aussi poindre une diminution de l'intérêt porté au corps, avec des dispositions dans les tombes qui deviennent plus anarchiques, tête-bêche, ou des orientations qui ne respectent plus les usages traditionnels. Dans la dernière épidémie de peste que l'Europe a enregistré au XVIIIe siècle, on a des charniers, des fosses gigantesques creusées à l'avance et où les corps sont jetés depuis le bord. A Martigues notamment, on a observé des tranchées d'inhumation avec des empilements qui correspondent au déchargement de tombereaux de cadavres probablement ramassés dans les rues de la ville. 

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PK : Mais pour que la position, la tombe individuelle, le rituel soient respectés, il faut que le personnel qui lave les morts, qui s'occupe de creuser les tombes soit encore là, que le système soit encore en place ?

SK : Tout à fait. Ça renvoie aux craintes d'un débordement de nos systèmes hospitaliers. Il en a été de même à l'époque : des malades qui ne pouvaient pas être pris en charge par l'infirmerie parce que les infirmerie étaient saturées et qui sont morts chez eux ou dans les rues. Et il a fallu gérer les cadavres. 

PK : L'épidémie de Covid-19 vous aide-t-elle à mieux comprendre certaines choses dont vous n'aviez connaissance que par vos recherches archéologiques ou par les textes ? 

SK : Oui, sur la mise en place des quarantaines qui étaient également présentes dans les épidémies de peste de la période moderne. Je pense aussi aux effets psychologiques de la peur engendrée par cette mortalité omniprésente dont on ne peut pas vraiment se prémunir. Enfin, l'impact direct de l'épidémie sur notre vie sociale et sur la vie économique est pour moi très enrichissant en termes de réflexion sur les répercussions à long terme que peuvent avoir ces crises épidémiques. 

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