Matheux ou littéraire : les deux cultures

On ne naît pas bon en maths, on le devient.
On ne naît pas bon en maths, on le devient. ©Getty - Mauri Men / EyeEm
On ne naît pas bon en maths, on le devient. ©Getty - Mauri Men / EyeEm
On ne naît pas bon en maths, on le devient. ©Getty - Mauri Men / EyeEm
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Rencontre croisée au cœur de deux univers, celui des lettres et celui des mathématiques, avec Nathalie Azoulai et David Bessis.

Avec

Alain Finkielkraut s'entretient avec la romancière Nathalie Azoulai, auteure de La Fille parfaite, éditions POL - une amitié née à l'adolescence entre une mathématicienne brillantissime et sa jumelle de cœur, littéraire - et David Bessis, mathématicien, qui publie aux éditions Seuil, un essai intitulé, Mathematica, Une aventure au cœur de nous-mêmes - ou plutôt, un récit qui vient nous démontrer que les mathématiques, loin d'être une discipline intimidante ou abstraite, sont sinon humaines et à la portée de tous, une pratique et même, une activité physique.

"II y eut une fois Quelqu'un qui pouvait regarder le même spectacle ou le même objet, tantôt comme l'eût regardé un peintre, et tantôt en naturaliste ; tantôt comme un physicien, et d'autres fois comme un poète ; et aucun de ces regards n'était superficiel" écrit Paul Valéry [dans ses Carnets (1942)]. Ce Quelqu'un, c'était Léonard de Vinci. Ce miracle ne s'est pas reproduit : Il n'y a plus d'homme universel. A mesure que la science progressait, la culture s'est même scindée en deux. D'un côté, les intellectuels littéraires ; de l'autre, les scientifiques : entre les deux un abîme d'incompréhension mutuelle. Deux livres tout récents viennent témoigner de ce clivage ; l'essai de David Bessis et le roman de Nathalie Azoulai. Nous commencerons par le roman." Alain Finkielkraut

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"J'avais envie de raconter une passion humaine qui est la passion de l'intelligence et la passion du savoir, et j'avais envie que cette aventure intellectuelle soit incarnée"

"(…) Le détail que j’avais oublié, c’était qu’Adèle n’avait certainement pas fini de choisir son orientation pour septembre. Elle s’était inscrite partout mais elle hésitait entre plusieurs voies. À l’arrivée, c’était couru d’avance, elle choisirait l’option la plus difficile, la plus exigeante. On n’a parlé que de moi. Elle a dit, c’est génial finalement, considère qu’on est les deux filles d’une seule et même famille : l’une sera mathématicienne et l’autre grammairienne. Nos parents auront le sentiment d’avoir accompli une sorte de progéniture parfaite qui couvre tout le spectre de la connaissance. Et puis, nous sommes des filles, ce qui ne s’est jamais vu. Il y a des tas de frères célèbres, avec un grand scientifique et un grand homme de lettres, les James, les Huxley, les Flaubert, les Proust, mais tu remarqueras, chaque fois, ce que retient la postérité, c’est l’écrivain. C’est injuste mais c’est comme ça, de nous deux, c’est toi qui resteras, pas moi." Nathalie Azoulai, La Fille parfaite, (p. 88), éd. POL 2022

Nathalie Azoulai

"J'avais envie de raconter une passion humaine qui est la passion de l'intelligence et la passion du savoir, et j'avais envie que cette aventure intellectuelle soit incarnée. Donc j'ai pensé que l'amitié de mes deux personnages, deux jeunes filles qui se rencontrent à l'adolescence était la juste scène pour déployer cette passion de l'intelligence, cette envie de conquérir le savoir, et de deux manières possibles ; en déployant la scène de la science et, face à elle, celle des Lettres au sens large.

Ce qui m'a poussée à faire ce roman, c'est que j'ai l'impression que cette division du savoir et des lettres est à la fois, structurante et très ancienne, et en même temps, très peu abordée, comme si tout le monde se définissait dans un camp plutôt que dans l'autre. Il y a quelque chose d'un peu tabou dans cette histoire, d'autant plus, quand il s'agit des femmes, et des filles en particulier, au moment de choisir son orientation. Je suis mère de deux filles, j'y ai réfléchi de manière très intime ; et je suis moi-même une littéraire, j'aurais dû être une scientifique - j'ai, au-dessus de moi, dans ma famille plutôt des scientifiques - et puis, j'ai fait une bifurcation après le bac, et jusqu'à aujourd'hui, je me demande pourquoi j'ai fait cette bifurcation. Même si je ne le regrette pas."

David Bessis

"L'enjeu de la "nullité" [que vous évoquez] de l'humanité en mathématiques est un enjeu qui date depuis l'invention des mathématiques. Cela fait à peu près 2500 ans qu'on a les mathématiques attestées sous forme écrite, et c'est un fait que l'immense majorité de l'humanité n'y comprend rien. Et il y a cette rumeur d'une double culture - j'appelle cela une rumeur : je croyais pendant longtemps qu'on devait être soit littéraire soit scientifique, et à mesure que j'ai progressé en mathématiques, j'ai remis en cause cette séparation.

"Les mathématiques, c'est une activité physique mais invisible "

Je crois qu'il y a un malentendu sur les mathématiques. La manière dont on les raconte depuis 2500 ans est amputée d'une partie fondamentale qui est l'expérience intérieure. Les mathématiques ont une dimension développement personnel, c'est une activité physique, mais invisible, qu'on fait dans sa tête. Pour revenir à l'enjeu du malentendu, les mathématiques s'appuient sur des textes mathématiques écrits dans une langue impénétrable au profane, avec des symboles hermétiques, mystérieux, et les règles de la logique, l'enjeu de vérité, de démonstration, cette discipline présentée ainsi est totalement inhumaine et sans doute, antipathique. Mais il y a autre chose : ce que les mathématiciens font dans leur tête, pour comprendre les mathématiques. Ils vont essayer d'imaginer les choses dont ces textes parlent. Et c'est le rapport entre ce texte écrit, froid, coupant, inhumain, et une expérience humaine, beaucoup plus sensuelle, charnelle, imaginaire, invisible en somme "(…).

L'intégralité de l'émission est à écouter en cliquant sur le haut de la page.

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