Dans le pilon, il y a du bon

France Culture
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“Les utilisateurs de l’iBookstore d’Apple ne pourront pas acheter le roman de Bénédicte Martin * La Femme, apprend-on dans Politis. La faute à l’éditeur, qui a eu l’idée, proprement scandaleuse, de mettre en couverture un photomontage représentant une femme-poignard… seins nus. Choquée, la multinationale américaine, qui ne se gêne pourtant pas pour vendre sur iTunes les plus vulgaires morceaux de gangsta rap, l’a retiré de la vente. Rappelons , précise l’hebdomadaire, qu’Apple avait déjà recouvert de pudiques étoiles le « nique » du titre de l’album (pour 0-3 ans) * T’choupi part en pique-nique ! On pensait que les progrès technologiques nous éloignaient des sombres heures de l’ignorance, avec Facebook (qui a interdit * L’Origine du monde des « Timelines ») et Apple, voilà le retour de la censure la plus bête du monde.” * Qui n’a rien à envier aux vrais professionnels de la profession. C’est ainsi qu’une brève de Libération nous a informé que “la police religieuse saoudienne, en mission d’inspection dans les stands de la Foire du livre de Ryad qui s’est achevée * [le 14 mars], n’y est pas allée de main morte. Selon le quotidien saoudien * Okaz, 420 titres au total ont dû être retirés. Premiers visés : les poètes. Ont été ainsi jugés * « blasphématoires » les écrits des Palestiniens Mahmoud Darwich et Moïn Bsisso, ou des Irakiens Badr Chaker al-Sayyab et Abdel Wahab al-Bayati. Parmi les autres titres interdits, * « L’Histoire du hijab*, * Féminisme en islam* et * Quand les Saoudiennes auront-elles le droit de conduire ?* – dont l’auteur, Abdallah al-Alami, a reçu des menaces anonymes.”*

Ce n’est pas Porte de Versailles qu’on aurait vu ça, n’est-ce pas ? Au Salon du Livre, ce n’est pas la censure qui interdit, c’est le marché qui juge. Que deviennent les livres qui n’ont pas trouvé preneur auprès des 198 000 visiteurs du Parc des Expositions ? “A la fin des quatre jours du Salon , nous dévoile une brève du Monde des Livres , les petits éditeurs remballent soigneusement les invendus. Les grosses maisons, en revanche, les jettent dans des bennes à ordures. En raison du transport et de la logistique, il coûterait plus cher de les réacheminer vers les distributeurs, sachant que beaucoup de livres sont abîmés après avoir été manipulés par les visiteurs.” * Eh oui, tel est le destin implacable du livre : la benne et le pilon. Marianne * a publié une longue enquête sur ces “près de 100 millions de livres qui sont broyés chaque année avant d’être transformés en pâte à carton” , une enquête signée Bruno Deniel-Laurent, qui a également consacré un essai cinématographique à la question, On achève bien les livres . Et pourtant, ça et là, la résistance s’organise. « Mort au pilon ! Les livres invendus libérons ! »* Nous sommes en Belgique wallonne, en septembre 2009 : un collectif – regroupé autour de la Maison de la poésie d’Amay et les éditeurs indépendants Maelström et La Cinquième Couche – entreprend de déclarer la guerre au pilon des livres. Refusant catégoriquement d’envoyer les invendus dans les bennes de l’industrie du recyclage, ils choisissent de proposer pendant une semaine leurs livres, à prix libre, laissant aux acheteurs la possibilité de déposer quelques euros dans des tirelires colorées. Agrémentée de performances théâtrales, l’opération « Mort au pilon ! » s’effectue sous le patronage posthume de Roland Topor, qui écrivait que * « pilonner des livres est aussi barbare que les brûler, mais provoque moins d’indignation ». L’initiative est un succès : 10 000 livres sont « libérés » dès la première année, et elle se poursuit depuis de façon plus ou moins régulière, désormais soutenue par une dizaine d’éditeurs belges. En France aussi, l’on trouve des « sauveurs » de livres : […] Bibliothèques sans frontières, une association créée en 2007 à l’initiative de l’historien Patrick Weil, se donne également pour but de récupérer auprès des éditeurs (mais aussi des bibliothèques, des librairies et des particuliers) des livres plus ou moins neufs qui, sans cela, risqueraient fort de se retrouver dans les ateliers de broyage. Cinq mille livres par semaine, soit près de 250 000 par an, alimentent ainsi un stock perpétuellement mouvant d’ouvrages qui, sous certaines conditions très encadrées, pourront nourrir la filière du don vers les bibliothèques francophones d’Afrique ou d’Haïti. […] Mais Jérémy Lachal, directeur de Bibliothèques sans frontières, rappelle * [à l’enquêteur de Marianne ] qu’une telle politique peut avoir des effets pernicieux : l’envoi de livres gratuits vers l’Afrique ou Haïti, mais aussi en France, représente en effet une concurrence déloyale menaçant sérieusement la pérennité des éditeurs locaux. Et, derrière l’intention philanthropique, certains pourraient tenter d’y lire une torve volonté d’imposer une vision occidentalo-centrée à des pays habités par une autre vision du monde. C’est d’ailleurs le thème d’une nouvelle (inédite) de l’écrivain Jean-Pierre Ostende : il y raconte le destin d’un pilonneur qui sauve en catimini des livres qu’il expédie vers l’Afrique : ça commence par * L’Arrêt de mort de Blanchot, puis il continue avec les * Syllogismes de l’amertume de Cioran, * Cap au pire* de Beckett et * La Dépossession* de Jacques Borel, jusqu’à ce que son patron lui demande d’arrêter, lui reprochant moins de saboter l’industrie du pilon que de vouloir désespérer le continent africain. Il faut reconnaître* , conclut Bruno Deniel-Laurent*, qu’une visite dans les ateliers du pilon, loin de toujours nous effrayer, aurait parfois tendance à nous procurer un étrange sentiment de soulagement. Combien d’inutiles verbiages trouvent dans la broyeuse la seule sanction possible… Et l’on se dit aussi qu’il est sans doute des best-sellers que personne, et surtout pas les plus nécessiteux, ne mérite de lire. Oserons-nous écrire que pour certaines œuvres le broyage peut être l’autre nom de la charité ?”* Autrement dit, le pilon a parfois du bon…

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