

Les auteurs de bande dessinée sont-ils enfin reconnus comme de véritables artistes ? En témoignerait la présence grandissante de la BD sur les cimaises des institutions culturelles. A bien y regarder, la BD apparaît cependant surtout comme un produit d'appel pour musées en mal de visiteurs...
“En 1986, il y a tout juste trente ans, raconte David Barroux dans Les Echos, Guy Delcourt, un jeune diplômé de l'Essec qui aurait pu faire carrière dans la finance, se lance dans l'aventure de la bande dessinée. Revenu des Etats-Unis, où il a profité d'une première expérience professionnelle pour piger en prime sur le monde du cinéma fantastique ou d'aventure, qui le passionne, Guy Delcourt va pendant un an diriger le magazine Pilote. Fort de cette expérience, il se lance seul dans l'aventure de l'édition. Il connaîtra très vite un premier succès avec un album mettant en images les chansons de Renaud. [Depuis] le catalogue [de l’éditeur] compte plus de 5 000 titres avec des succès aussi célèbres que Les Légendaires, Les Blagues de Toto ou Lanfeust.” « Le monde de la BD a-t-il profondément changé en trente ans ? », lui demande David Barroux. « La bande dessinée s'est déployée au-delà de ses univers classiques, l'humour ou l'aventure, lui répond Guy Delcourt. On a été vers la BD adulte, féminine, internationale avec le manga ou les comics, réaliste avec le reportage, l'autobiographie ou la sociologie... Le fond comme la forme ont évolué. La BD est allée sur des terrains sur lesquels on ne l'attendait pas. La capacité de la bande dessinée à surprendre n'a cessé de se renforcer. » « N'avez-vous pas le sentiment que la BD reste quand même un peu méprisée ? », lui demande tout de même le spécialiste BD des Echos. « Etre dans la contre-culture peut avoir un côté valorisant, mais les préjugés concernant la BD sont tombés, assure l’éditeur. Aujourd'hui, l'ennemi, c'est l'écran. La BD est même reconnue en milieu scolaire. Quand on adapte A la recherche du temps perdu de Proust, on fait entrer la BD à l'école. Les enseignants s'en servent comme d'un support pédagogique. Et dans l'univers artistique, il suffit de voir la place occupée par la BD dans les ventes aux enchères ou les galeries d'art pour comprendre que les auteurs de bande dessinée sont désormais reconnus comme de véritables artistes. »
Après le flirt, la rage
Pour preuve, cette tendance de fond, rapportée par Frédéric Potet dans Le Monde… “ Les détracteurs de la bande dessinée qui continuent de voir en elle une discipline artistique mineure et infantilisante vont devoir s’y faire, écrit-il : elle n’en finit pas d’investir les musées et les institutions culturelles, privées ou publiques. Jamais autant d’expositions consacrées au 9e art n’ont été organisées en dehors des festivals spécialisés. On en compte actuellement une demi-douzaine, pour citer les plus notables : la « Carte blanche à Zep » au Palais des beaux-arts de Lille, la déambulation de Nicolas de Crécy au Quartier, le centre d’art contemporain de Quimper, l’accrochage de Pierre la Police au Lieu unique, la scène nationale de Nantes, et les installations de Blutch, Winshluss et Blanquet à la Ferme du Buisson, la scène nationale de Marne-La-Vallée. Concomitant à la flambée des prix sur le marché des planches originales, le phénomène n’a toutefois pas encore pris toute son ampleur. Fin septembre, le Grand Palais proposera ainsi un vaste parcours autour d’Hergé, qui devrait être l’une des plus importantes expositions jamais consacrées à un auteur de bande dessinée. Un autre géant du 9e art sera célébré trois mois plus tard, non loin : Franquin, à travers le personnage de Gaston Lagaffe, à qui la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou offrira ses espaces, comme elle l’a fait en 2015 à Claire Bretécher ou en 2012 à Art Spiegelman. “Après le flirt, la rage, commente Stéphane Jarno dans Télérama. Longtemps platoniques, les amours compliqués entre les musées et la bande dessinée ont pris depuis peu un cours plus fougueux. Fini les baisers volés, les petites expos a minima. Entre les temples du savoir et les icônes de la culture populaire, les étreintes sont devenues passionnées et les dessinateurs sont invités par d’illustres institutions à s’emparer des collections, à y introduire leurs personnages, à jouer avec les œuvres originales, voire les détourner si ça leur chante ! Ils viennent en résidence pour concevoir des expositions au long cours et fortement médiatisées. L’enjeu de ces nouvelles collaborations ? Faire vivre des collections publiques qui n’intéressent plus que les habitués, des lieux à l’écart des grands flux touristiques, et surtout attirer un public plus jeunes, des « primo-visiteurs » qui, sans la popularité des auteurs invités, n’auraient jamais envisagé d’aller au musée…”
Cela fait des lustres que tout le monde parle de démocratie culturelle. Au bout d’un moment, il faut s’y mettre !
“ Inutile d’aller chercher très loin les raisons d’un tel engouement : qui dit élargissement des contenus dit conquête de nouveaux publics, analyse pareillement le critique BD du Monde. « Cela fait des lustres que tout le monde parle de démocratie culturelle. Au bout d’un moment, il faut s’y mettre !, martèle Bruno Girveau, le directeur du Palais des beaux-arts de Lille. Accueillir un auteur de bande dessinée dans un musée, c’est attirer un public qui n’y vient pas forcément en temps normal, mais qui y reviendra parce qu’il aura été désinhibé. » [En retour], cette légitimation de la bande dessinée par l’« institution muséale » concourt grandement à faire reculer le mépris dont le 9e art a longtemps souffert. Avant de prendre la direction du musée lillois, Bruno Girveau était en poste à la direction de la Réunion des musées nationaux et fut le commissaire de l’exposition Il était une fois Walt Disney en 2006 au Grand Palais : « Personne n’en voulait ! Il y avait pas mal de réticences en interne », se souvient-il. […] Une décennie plus tard, c’est sans le moindre frein que Bruno Girveau, à Lille, a pu lancer le concept d’« Open Museum » qui permet de visiter le Musée des beaux-arts par le biais d’artistes « inattendus » comme Zep ou le groupe de musique électronique Air en 2014. Un stabile de Titeuf y côtoie actuellement des toiles de Picasso et Fernand Léger : « J’assume, dit Bruno Girveau. Je ne fais pas des expositions à destination des conservateurs ou des journalistes de la presse spécialisée, mais pour un public qui ne vient pas au musée. »” En 30 ans, à défaut d’être toujours « désormais reconnus comme de véritables artistes », les auteurs de bande dessinée font en tout cas de parfaits produits d’appel…
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