Après les critiques, l’autocritique

Unes de presse sur Donald Trump
Unes de presse sur Donald Trump - Martin Bialecki / DPA
Unes de presse sur Donald Trump - Martin Bialecki / DPA
Unes de presse sur Donald Trump - Martin Bialecki / DPA
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Comment les journalistes n'ont-ils pas vu venir la victoire du populiste Donald Trump à la tête des États-Unis ? Les médias (qualifiés par le républicain de malhonnêtes et corrompus) mènent une introspection sur leur couverture de l'élection présidentielle.

« Le président Donald Trump ». C'est par ces mots, que nous espérions ne jamais écrire regrette aussitôt THE WASHINGTON POST, que s'ouvrent aujourd'hui la plupart des éditoriaux de la presse américaine, relève le Courrier International, une presse incrédule d’avoir à employer de tels mots. Associer le terme de Président à celui de Donald Trump voilà qui, hier encore, était impensable pour des dizaines de milliers d’Américains et une grande partie du reste du monde, confesse à son tour THE NEW YORK TIMES. Et pourtant, Président Trump, il faudra désormais s’y faire, admet son confrère du LOS ANGELES TIMES dans un éditorial que sa direction pensait, elle aussi, ne jamais devoir écrire.

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Et de fait, des sondeurs aux médias, en passant par le Parti Démocrate et jusqu'au Parti Républicain lui-même (qui après avoir tout fait pour qu'il ne remporte pas les primaires, avait choisi de ne pas soutenir son candidat, comme il l'aurait fait avec n’importe quel autre leader), personne ne croyait à une victoire possible de Trump. Tous ceux qui savent mais en fait ne savent rien (les experts, les analystes, les stratèges, les statisticiens), tout le monde s'est trompé. Tout le monde sauf Trump lequel, écrit l'éditorialiste du SOIR de Bruxelles, aura eu raison, seul, contre la planète toute entière.

Bien sûr, on pourrait être tenté de simplifier les choses, écrit la SÜDDEUTSCHE ZEITUNG, en disqualifiant tous les électeurs de Trump comme étant de vulgaires rednecks, des péquenauds, des rustres, des racistes et des chômeurs frustrés. Il serait facile, à présent, d’écrire que les Américains sont stupides, qu'ils ont “mal” voté et n’ont rien compris aux enjeux du monde. On entendra, d'ailleurs, certainement bien des verbiages disant que la victoire de Trump est la vengeance de l’homme blanc stupide sur l’Amérique multicolore de Barack Obama. Nombreux sont ceux qui diront : C’est l’Amérique profonde, le ventre du pays, qui a gagné. Mais, outre que lorsque l’on fait référence à ce "ventre" il y a ce je-ne-sais-quoi de raciste typique de ceux qui (aux États-Unis comme en Europe) ne comprennent pas et font donc, de ce qu’ils ne comprennent pas, une lecture banale, au vu des résultats remarque IL GIORNALE, ce n’est pas simplement le ventre du pays qui a gagné, dit-il, mais une part beaucoup plus importante et consistante des États-Unis, un électorat qui va bien au-delà de la seule classe moyenne frappée par la crise et à laquelle on avait coutume d’attribuer le vote Trump. Si pour nous, reprend LE SOIR, Trump reste l’avatar d’un populisme bête et méchant, la vision du monde simplifiée à la caricature, la leçon à tirer de sa victoire c'est que la plupart de ses électeurs ne sont que des citoyens normaux, qui comme l'écrit à nouveau la SÜDDEUTSCHE ZEITUNG, essaient simplement au quotidien de joindre les deux bouts.

Et c'est ainsi, notamment, que conscient de la responsabilité qui lui incombe pour avoir (comme les autres) nourri la machine sans jamais avoir cherché à la remettre en question, THE NEW YORK TIMES s’interroge : l’issue de ce scrutin ne révèle-t-il pas un échec plus important encore, celui ne pas avoir su capter la colère en ébullition ? Le journal explique, notamment, avoir décrit les partisans de Trump comme déconnectés de la réalité, alors qu'en fait, c'était l'inverse. Et de pointer, en particulier, la sociologie même de la classe journalistique, comme un élément structurant de l’éloignement vis-à-vis de la réalité du terrain et du peuple américain. Bien que nous nous soyons tous rendus dans les États les plus favorables aux Républicains, ou que nous ayons interviewé des mineurs ou des chômeurs, nous ne les avons pas pris au sérieux. Ou pas suffisamment. Notre incapacité à percevoir la vague de fond est notamment due au fait que nous, journalistes, refusons d'admettre nos préjugés contre les ruraux, les classes populaires et les Blancs pauvres. Et l'éditorialiste de préciser encore, désormais, il ne suffira pas ou plus d’envoyer une myriade de journalistes couvrir, sur le terrain, la colère de la population. Capter le mécontentement des gens, des sans-voix, relève, en réalité, d’un état d’esprit avec lequel l’aveuglement qui a jusqu’ici dominé dans la presse apparaît aujourd'hui définitivement incompatible.

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L'éditorialiste du TEMPS de Lausanne, ne dit pas autre chose : Nous, journalistes, n'avons pas voulu voir que la rage montait. Bien sûr, nous sommes allés en reportage, pour rencontrer les oubliés des années Obama. Mais nous avons conservé notre angle mort. Les médias, qu'ils le veuillent ou non, évoluent dans le monde de l'élite. Ils ne se frottent pas assez à la population, aux mains calleuses, aux petits employés ou aux plus jeunes dont les opportunités se réduisent considérablement. Le journaliste ne sait plus être curieux des aspirations des habitants à sa périphérie. Or il nous faut, comme journaliste, observer plus finement et comprendre ce qui bouillonne dans le chaudron. Pas au point d'aimer forcément ce qui s'y mijote, car aduler les leaders populistes mène à la catastrophe. Mais le fait de les ignorer mène, lui aussi, au désastre.

Évidemment, le phénomène ne se limite pas aux seuls journalistes. Et la question pourrait se résumer ainsi, poursuit le journal : pourquoi les membres de l'élite occidentale sous-estiment-ils, systématiquement, la force du populisme ? Comment, après avoir manqué l'imminence du Brexit, ont-elles échoué à prévoir le triomphe de Trump ? Comment peut-on persévérer à ce point dans l'erreur ? Réponse, dans les colonnes du quotidien de Jean-François Kahn, lequel dénonçait il y a dix ans, déjà, les «bullocrates», comprenez les dirigeants des partis traditionnels, des milieux économiques, des médias, du monde de la culture, incapables de comprendre le délitement de leur pouvoir. Ils sont enfermés, dit-il, dans un système de pensée, un monde clos, sans jamais ouvrir la fenêtre vers l'extérieur. Ils ne se voient qu'entre eux et pensent tous pareils. Dans le cas de Trump, c'est évidemment éclatant. Bien sûr, les membres de l'élite savent qu'il y a de la colère et du ressentiment chez ceux «d'en bas». Mais lorsqu'ils en parlent, c'est avec un certain mépris. Ils savent que ce monde existe, mais pour eux il représente quelque chose d'horrible et surtout d'extérieur.

Et voici comment, conclue une chroniqueuse du NEW YORK TIMES, après «l’audace d’espérer» (slogan de la campagne de Barack Obama en 2008), voici venu le temps chez les électeurs de «l’audace du désespoir».

Par Thomas CLUZEL